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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/532

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CINQUIÈME PARTIE.

doivent dériver toutes les affections d’une femme ; et si le mariage est malheureux, quelle confusion n’en reste-t-il pas dans les idées, dans les devoirs, dans les qualités même ! Ces qualités vous auraient rendue plus digne de l’objet de votre choix ; mais elles peuvent dépraver le cœur qu’on a privé de toutes les jouissances : qui peut être certain alors de sa conduite ? vous, madame, parce que vous ne croyez plus à l’amour ; mais moi, que son charme subjugue encore, quel est l’insensé qui veut de moi, qui veut d’une âme enthousiaste, alors qu’il ne l’a pas captivée ?

Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe ; cette crainte m’accable, je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut que je le prévienne ; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il parmi les vivants ? Voudrait-il plus encore ? serait-il plus calme si je n’existais plus ? Je lui ferais facilement ce sacrifice ; il a sauvé mon bienfaiteur, je croirais m’immoler à ce souvenir ; mais qu’il me laisse expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques années d’une union douloureuse et funeste ! Ah ! c’est surtout pour mourir qu’il faudrait être unie à l’objet de sa tendresse ! soutenue, consolée par lui, sans doute on regretterait davantage la vie, et cependant les derniers moments seraient moins cruels. Ce qui est horrible, c’est de voir se refermer sur soi le cercle des années sans avoir joui du bonheur.

Une indignation amère et violente peut s’emparer de vous, en songeant qu’elle va passer, cette vie, sans qu’on ait goûté ses véritables biens ; sans que le cœur, qui va s’éteindre, ait jamais cessé de souffrir : quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si l’on n’a pas connu l’amour sur la terre ? Oh ! que le ciel m’entende ! qu’il me désigne, s’il le veut, pour une mort prématurée, mais que je la reçoive tandis que le même sentiment anime mon cœur, qu’un seul souvenir fait toute ma destinée, et que je n’ai jamais rien aimé que Léonce ! Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame ; confiez-la-lui si vous le voulez ; mon cœur, sans se trahir, n’en pourrait donner une autre.

LETTRE XIX. — M. DE VALORBE À M. DE MONTALTE.
Zurich, ce 10 mars.

J’ai reçu ta lettre, Montalte ; dans toute autre circonstance peut-être m’aurait-elle fait impression, peut-être aurais-je con-