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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/569

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DELPHINE.

ter dans les autres les peines qui ont une cause réelle ; et jamais personne n’a été moins propre à consoler, car elle n’observe jamais que ce qui la regarde personnellement : on dirait qu’elle ne croit à rien qu’à ce qu’elle éprouve, et que tout ce qui l’environne lui parait devoir être une modification d’elle-même. Je voudrais quitter cette femme qui m’a fait tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais consacrée à la bienfaisance. Je n’ai pas la moindre vocation pour le genre de vie qu’on mène ici ; les pratiques continuelles et minutieuses que l’on m’impose sont, avec ma manière de voir, une sorte d’hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant, comme madame de Ternan, m’affranchir presque entièrement des exercices religieux qu’on exige de nous ; je craindrais d’affliger, par mon exemple, mes compagnes qui s’y soumettent ; mais je voudrais remplir quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j’ai sur la vertu.

Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent ; je lui trouvai une expression de calme et de sensibilité que n’ont point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui ; il me raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d’importance que moi, un trait qui pénétra mon cœur. Un vieillard de son ordre, accablé d’infirmités, et retiré dans l’hospice des malades, apprit cet hiver qu’un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son couvent, était près de mourir ; il se trouvait seul alors, tous ses frères étaient absents pour rendre d’autres services ; il n’hésita pas, il partit, et retrouva le malheureux voyageur expirant au milieu des neiges : il n’était plus possible de le transporter, il entendait avec difficulté ce qu’on lui disait. Le vieillard se mit à genoux près de lui, sur les glaces qui l’environnaient ; il se pencha vers son oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent encore de l’espérance au dernier terme de la vie : il resta près d’une heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevait la voix ou l’adoucissait, suivant l’expression du visage de son infortuné malade ; il faisait pénétrer des consolations à travers les souffrances de l’agonie, et suivait l’âme enfin jusqu’à son dernier souffle, pour apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchirait et s’annéantissait. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid qu’il avait souffert. Celui qui me racontait ce généreux dévouement s’étonnait de mon émotion.