Aller au contenu

Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
PREMIÈRE PARTIE.

bonheur ; cependant n’oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion. L’intérêt qu’inspire la souffrance trompe une âme sensible : il peut arriver de croire qu’on aime lorsque seulement on plaint. Cependant je n’accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville ; il connaîtra bientôt Mathilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai le voir alors avec les sentiments que me commandent la délicatesse et la raison.

Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme ; mais c’est un malheur que de l’avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger et de la souffrance. Pourquoi le mari de Mathilde ne s’est-il pas d’abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui l’attendent ? Qu’avait-il à faire de ma pitié ?

LETTRE XXI. — LÉONCE À M. BARTON.
Ce 1er juin.

Ma mère me mande, mon cher Barton, qu’elle vous écrit pour vous charger de quelques affaires à Mondoville, qu’il faut terminer, dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez pas encore pour cette terre. C’est à votre réveil que vous avez coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette lettre demain, à huit heures, dans votre nouveau logement ; vous ne me direz donc pas que vos arrangements étaient pris pour partir, et que vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai sortir, et l’on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n’a jamais vu celle qu’on doit épouser ? Ah ! que vous aviez raison de me parler de madame d’Albémar comme de la plus charmante personne du monde ! Vous m’avez vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son caractère ; mais vous n’auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de sa figure, cette taille svelte, souple, élégante ; ces cheveux blonds qui couvrent à moitié des yeux si doux et en même temps si animés ; cette physionomie, mobile et cet air d’abandon plus pur, plus modeste, plus innocent encore qu’une réserve austère. J’étais entre la mort et la vie, quand je l’entendis crier : Ah ! ma tante, venez, venez ; il va mourir ! Je, crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre monde, et que c’était la voix des anges qui réveillait mon âme au bonheur des immortels.

Quand j’ouvris les yeux, Delphine ne s’attendait point à mes regards, et tout son visage exprimait encore une compassion