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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/86

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PREMIÈRE PARTIE.

m’est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n’en sera point changé. Qui pense à l’impression qu’il m’a faite ? ni lui, ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir.

J’ai été d’ailleurs vivement occupée par l’arrivée de Thérèse. M. de Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l’annoncer : il était abattu, et, malgré l’habitude qu’il a prise de contenir toutes ses impressions, ses yeux se remplissaient quelquefois de larmes : il me conjura de venir voir madame d’Ervins. « Hélas ! me disait-il, elle se perdra ! son âme est agitée par l’amour et le remords avec une telle violence, qu’elle peut se trahir à chaque instant devant son mari, devant l’homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle voulait le fuir avec moi, il y aurait quelque chose de raisonnable dans son exaltation même ; mais, par une funeste bizarrerie, la religion la domine autant que l’amour, et son âme faible et passionnée s’expose à tous les dangers des sentiments les plus opposés. Elle peut aujourd’hui même avouer sa faute à son mari, et demain s’empoisonner, s’il nous sépare. Malheureuse et touchante personne ! pourquoi l’ai-je connue ! — Je vais la voir, lui dis-je ; ses soins me sauvèrent la vie, ne pourrai-je donc rien pour son bonheur  ? » J’arrivai chez madame d’Ervins ; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant. Je n’avais pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l’opinion qu’on m’avait donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une importance qui me faisait sentir, non le prix qu’il attachait à moi, mais celui qu’il mettait à lui-même. Il m’offrit à déjeuner, et notre conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l’être avec un homme qui n’a de sentiments vrais sur rien, et dont l’esprit ne s’exerce qu’à la défense de son amour-propre. Il me parla continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon intérêt répondait à la vivacité du sien. Quand il se croyait prêt à dire un mot spirituel, ses petits yeux brillaient à l’avance d’une joie qu’il ne pouvait réprimer ; il me regardait après avoir parlé, pour juger si j’avais su l’entendre ; et lorsque son émotion d’amour-propre était calmée, il reprenait un air imposant, par égard pour son propre caractère, passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa considération, et secrètement inquiet d’avoir été trop badin pour un homme sérieux, et trop sérieux pour un homme aimable.

Après une heure consacrée au déjeuner, il se leva, et m’expliqua lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son cœur lui avait suscitées, des visites chez quelques ministres, qu’il ne pouvait retarder sans crainte de les offenser