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Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/97

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DELPHINE.

prix à mon silence, ils l’auraient bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du cœur, ou qui n’y ramènent pas de quelque manière ? Si mon frère, mon époux, mon ami, mon père, jouaient un rôle dans les affaires publiques, alors toute mon âme pourrait s’y livrer ; mais des combinaisons qui sont pour moi purement abstraites me persuadent sans m’entraîner. Je suis libre, tristement libre de ma destinée ; je n’ai plus de liens, personne n’exige rien de moi ; mes opinions n’influent sur le sort de personne ; mes paroles ont suivi mes pensées : il m’eût été plus doux de les taire si, par ce léger sacrifice, j’avais pu faire quelque plaisir à quelqu’un. — Quoi ! me dit-il avec un charme inexprimable, si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui craignit tout ce qui pourrait s’opposer à ce désir, vous céderiez à ses conseils ? — Oui, lui répondis-je ; l’amitié vaut bien plus qu’une telle condescendance. »

Il prit ma main, et après l’avoir portée à ses lèvres, avant de la quitter, il la pressa sur son cœur. Ah ! ce mouvement me parut le plus doux, le plus tendre de tous ; ce n’était point le simple hommage de la galanterie ; Léonce n’aurait point pressé ma main sur son noble cœur s’il n’avait pas voulu l’engager pour témoin de ses affections. Nous nous quittâmes tous les deux alors, comme d’un commun accord ; je voulais conserver dans mon âme l’impression qu’elle venait d’éprouver, et je craignais un mot de plus, même de lui.

Nous gardâmes l’un et l’autre le silence pendant le reste de la soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti ; je crus qu’elle allait m’interroger. Quoique j’eusse voulu retarder de quelques jours encore l’aveu que je ne pouvais taire, j’étais décidée à ne lui point cacher les sentiments qui m’agitaient ; mais elle parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence ; peut-être, se servant d’un moyen plus cruel et plus délicat, croyait-elle enchaîner mon cœur par la sécurité même qu’elle me montrait. Elle s’applaudit du choix de Léonce pour sa fille ; et, m’associant à tout ce qu’elle disait, elle répéta plusieurs fois ces mots : « Nous avons assuré son bonheur ; nous avons… » Ah ! quel nous, dans ma situation ! Elle me rappela plusieurs fois que c’était à moi seule qu’elle devait l’établissement de sa fille ; elle me retraça tous les services que je lui avais rendus dans d’autres temps ; et, revenant à parler de Mathilde, elle m’entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance que jamais.