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Page:Stanley - Comment j'ai retrouvé Livingstone, trad Loreau, 1884.djvu/142

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Nous perdîmes encore deux ânes, dont l’un fut tué par le poids énorme et par le balancement continu de Farquhar. Celui-ci devenait la risée de la caravane par son complet abandon de lui-même et par ses exigences. Il voulait toujours avoir près de lui cinq ou six personnes qu’il invoquait sans cesse en pleurant, comme un enfant malade. S’il n’était pas compris, ce qui lui arrivait presque toujours, car il ne parlait qu’anglais, il lançait aux malheureux nègres une volée d’injures profanes, très-blessantes pour l’oreille d’un chrétien. Jako avait été son cuisinier ; il l’avait rendu stupide à force de le battre ; et mes soldats craignaient tellement sa violence, qu’ils n’osaient pas approcher de lui. Il en résultait que sa voix, qui n’avait jamais été harmonieuse, s’entendait nuit et jour, montée au diapason le plus aigu de la plainte discordante.

Je supportai cette musique pendant une semaine. Si les ânes ne m’avaient pas manqué, je l’aurais supportée plus longtemps ; mais avec le petit nombre de mes baudets, avec leur affaiblissement et un pareil cavalier, c’eut été la ruine de l’Expédition que de continuer ainsi. Je pensai donc qu’il valait mieux pour nous tous, et pour lui-même, que Farquhar fût laissé à quelque bon chef de village avec de l’étoffe et des grains de verre pour six mois, pendant lesquels il se remettrait plus facilement qu’en route.

En attendant, il mangeait à ma table ainsi que maître Shaw. Le 15 mai, lorsque mes deux convives furent appelés pour déjeuner, ils arrivèrent avec des figures qui ne présageaient rien de bon. Ni l’un ni l’autre ne répondit au « Good morning » que je leur adressai, et leurs visages se détournèrent pour éviter mon regard. L’idée me vint que la conversation qu’ils venaient d’avoir entre eux, et dont j’avais entendu le bruit, avait roulé sur moi.

Néanmoins je les priai de s’asseoir, et je dis à Sélim d’apporter le déjeuner. Le menu se composait d’un quartier de chèvre rôti, d’un foie à l’étuvée, d’une demi-douzaine de patates, d’une assiettée de crêpes et d’une tasse de café.

« Veuillez découper le rôti et servir Farquhar, dis-je à maitre Shaw.

— Cette viande là ? bonne pour les chiens ! s’écria celui-ci, avec la dernière insolence.

— Que dites-vous ? lui demandai-je.

— Je dis que c’est une honte, monsieur, répondit-il en se tournant vers moi, une véritable honte que la manière dont vous