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voici. — Ce ne sera rien, lieutenant, dit Gratien… — Écoute-moi, Gratien, tu m’es dévoué… — Je viens de Brest à pied, jour et nuit, pour vous voir, lieutenant. — Eh bien ! tiens, prends… voici de l’or, c’est tout ce qui me reste… Emmène mon fils où tu voudras, enferme-le, garde-le de gré ou de force, mais que je ne le voie plus… Mon arrêt va être prononcé aujourd’hui et exécuté demain… Tu conçois, Gratien ?… — Oui, lieutenant, dit le marin d’une voix ferme.

La porte s’ouvrit. — Lieutenant, le conseil est assemblé, dit le capitaine d’armes. — Je monte, monsieur, répondit le lieutenant. Le sous officier se retira.

Alors, s’approchant de Paul toujours évanoui, le pauvre père se baissa sur lui et l’embrassa avec une émotion déchirante.

— Adieu, adieu, mon Paul, mon enfant, adieu tout ! Je ne te verrai plus, plus, jamais, jamais ! Si… oh ! si… Bientôt, peut-être. Que je souffre ! Quelle cruauté ! Mais maintenant, c’est impossible ! mes aveux ont renforcé l’accusation ; il y a des témoins ; tout est fini, il n’y a plus à revenir. — Adieu encore, mon enfant, mon pauvre enfant ! Et mourir sans que tu m’aies embrassé ! c’est affreux, affreux !

Et le misérable cherchait les lèvres de son fils, les appelait de son haleine, baisait ses cheveux, son front, le mouillait de pleurs en lui disant adieu.

Et il allait à la porte, mais il revenait encore à son fils pour le couvrir de larmes et de baisers.

— Tiens, je mourrais ici ! Gratien, ouvre la porte.

Gratien, dont le cœur était brisé, ouvrit la porte, et l’on vit le piquet destiné à conduire Pierre dans la chambre du conseil.

Cette vue rappela le lieutenant à lui-même ; il boutonna son uniforme, dégarni de ses épaulettes et de son ruban, essuya ses yeux, prit son chapeau, et dit au sous-officier, d’une voix ferme et imposante :

— Marchons, monsieur.

Et les pas lourds des hommes de garde retentirent dans la batterie. Arrivés près de la chambre du conseil, les armes posées à terre résonnèrent sourdement, et Pierre, accompagné de deux hommes, entra dans la chambre du conseil.

Pendant ce temps, Gratien, profitant de la faiblesse et de l’évanouissement de Paul, le transporta à terre, aidé par les matelots du bord.


CHAPITRE LI.

Le Jugement.


Dieu seul est juste. Le Coran, verset XI.


Le conseil, assemblé dans la grand’chambre, se composait d’un amiral, qui le présidait, de trois capitaines de vaisseau, de deux capitaines de frégate, et de l’officier rapporteur.

Quand Pierre entra, on le fit placer devant le président, qui, s’adressant à l’officier, lui dit : — Monsieur, veuillez faire connaître les charges.

Le petit homme aux yeux verts se leva, prit un énorme cahier et lut ce qui suit :

« Messieurs, c’est au nom de la discipline indignement outragée par un homme qui, par sa position, devait la respecter davantage, que nous réclamons l’application des peines les plus sévères contre l’accusé Pierre Huet, lieutenant de vaisseau de la marine royale, déjà coupable d’avoir, en plein pont, interrompu et changé les ordres de son commandant, pour ordonner une manœuvre qui aurait pu être préjudiciable au salut de la corvette. Mais qu’est-ce que c’est que ce délit, messieurs, auprès des autres ? Car, dans cette effrayante procédure, nous tombons d’abîme en abîme ! Écoutez, messieurs. Au moment d’un grand danger, oubliant le respect dû au chef et à l’ordre immuable établi à bord, aveuglé par une tendresse égoïste pour son fils, l’accusé ne poussa-t-il pas l’oubli de tout devoir jusqu’à exiger de son commandant l’ordre de faire sauver d’abord cet aspirant, contre tous les usages reconnus à bord ? Mais à quel excès osa-t-il se porter, messieurs, quand le brave commandant, avec la froide inflexibilité qui caractérise le marin, lui refusa cette demande inouïe ? Le lieutenant Pierre, messieurs, osa tirer son poignard et en frapper son chef à la vue de tout l’équipage, dans un de ces moments décisifs où la subordination la plus parfaite, l’obéissance la plus passive, peuvent seules donner les moyens de sauver le navire. Vous frémissez, messieurs, vous frémissez d’horreur : que sera-ce donc quand vous apprendrez un autre attentat ! La corvette est en danger de nouveau par l’ignorance d’un des officiers de quart. Dans ce moment critique, où la présence du commandant sur le pont est comme le phare allumé qui guide au loin le navire et dirige sa marche au milieu des écueils blanchissants de l’écume des vagues qui s’y déroulent écumantes et bondissantes, comme furieuses et voulant l’engloutir, lui qui arrache les naufragés à la mer furibonde par la bienfaisante clarté qu’il projette au loin sur l’immensité des vagues comme une étoile promenée par la main de la Providence éternelle… »

À la fin de cette phrase, qu’il prononça d’une haleine, l’avocat devint bleu ; mais il reprit, après avoir respiré largement :

« C’est dans ce moment, messieurs, que, craignant sans doute que son brave et inflexible supérieur ne s’opposât de nouveau à ses projets, que ledit Pierre, messieurs, ose enfermer le commandant chez lui, privant ainsi volontairement et sciemment l’équipage des ordres et des talents de cet officier supérieur, qui, dit-on, d’après le compte que ledit Pierre a rendu lui-même de la capacité de son commandant, qui devaient, dis-je, retirer le navire de son échouage périlleux. Ne vous paraît-il pas alors, messieurs, que ledit Pierre, ayant sciemment privé la corvette des avis de son chef, est seul responsable de la perte de ce bâtiment ?

« Ce dernier document nous a été transmis par M. le marquis de Longetour lui-même, qui, par une clémence digne de son beau caractère, cherche autant que possible à atténuer les torts de son lieutenant. Et c’est ici l’occasion, messieurs, de répondre aux calomnies que l’on a versées sur une estimable classe d’officiers, un moment éloignés de tout service actif. Vous voyez, messieurs : le marquis de Longetour est abandonné au milieu des dangers les plus affreux. Fort de son courage, il attend ; des pirates l’enlèvent et le conduisent dans l’intérieur de l’Afrique ; et, malgré des dangers sans nombre, il profite de ses loisirs pour se livrer à des recherches et à des expériences scientifiques d’histoire naturelle, nous écrit-il lui-même, joignant ainsi la persévérance et l’assiduité d’un homme d’étude au courage d’un homme de mer.

« Mais revenons, messieurs, à des tableaux moins consolants pour l’humanité ; revenons à l’accusé et à ses fautes. C’est donc au nom de la discipline outragée, messieurs, que je proteste contre les dispositions bienveillantes que pourrait faire naître cette pièce. Mon accusation, messieurs, se base sur des faits. La conduite du sieur Huet est du plus mauvais exemple, et ne saurait être excusée par le motif de tendresse filiale qui en est le mobile ; et je finirai, messieurs, par cette phrase bien simple, mais bien expressive, je crois : avant d’être père, on doit se souvenir qu’on est officier. »

À ces mots seulement, Pierre fit un bond sur sa chaise.

« — Je réclame donc, messieurs, contre ledit Huet Pierre l’application de l’article du code pénal, comme prévenu :

« 1° De manque à la subordination envers son commandant ;

« 2° De tentative de meurtre sur la personne de son commandant, pendant l’exercice de ses fonctions ;

« 3° D’avoir sciemment concouru à l’échouage de la corvette, en la privant des ordres et de la présence du commandant, et d’avoir en outre exposé cet officier à périr, en le privant volontairement de tout secours. »

Et le petit homme se rassit.

— Accusé, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? demanda l’amiral à Pierre d’un air d’intérêt. — Non, monsieur le président. — Avez-vous un avocat ? — Non, monsieur le président. — Vous persistez dans votre silence ? — Oui, monsieur le président. Seulement, je déclare, à la face de Dieu et des hommes, que si je n’avais été blessé et renversé sans connaissance au moment de quitter la corvette, je n’aurais pas laissé le commandant enfermé chez lui. — Mais pourquoi l’aviez-vous enfermé ? — C’est une question à laquelle je ne puis répondre, monsieur le président.

Le président sortit avec les membres du conseil.

Pierre resta seul, la tête penchée dans ses mains, tout seul. Le peu de flambarts qu’on avait recueillis à bord du radeau étaient consignés à terre, après avoir été entendus comme témoins.

Le conseil rentra, et le président lut ce qui suit d’une voix émue :

« — Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, etc.

« Aujourd’hui, 20 novembre 1815, s’est assemblé à bord du vaisseau amiral en ce port, après avoir entendu la messe du Saint-Esprit, le conseil de guerre maritime en grande tenue, en vertu de l’ordonnance de Sa Majesté ; les débats relatifs au sieur Pierre Huet, ex-lieutenant de la marine royale, étant terminés, et toutes les formalités voulues par le décret du 24 juillet 1806 ayant été remplies ;

« Ouï le capitaine-rapporteur et l’accusé ; le conseil, après avoir délibéré à huis clos, en présence de M. le procureur de Sa Majesté ; M. le président, ayant recueilli les voix, a reconnu, à l’unanimité, la procédure régulièrement instruite, et a reconnu, aussi à l’unanimité, Pierre Huet coupable de tentative de meurtre, suivie d’exécution, sur la personne de son commandant.

« Et ayant écarté les autres chefs de l’accusation, le conseil condamne, en son âme et conscience, et à l’unanimité des voix, le nommé Pierre Huet à la peine capitale, l’arrêt devant être exécuté dans les vingt-quatre heures ; et en outre condamne l’accusé aux frais envers l’État.

« Fait, clos, jugé et arrêté à bord du vaisseau amiral, au port de Cherbourg, le jour, mois, an précités, vers onze heures moins un quart