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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/184

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teau pour mieux cacher encore un autre amour… et dérouter ainsi les soupçons du monde ? La route est simple, trouvant madame de Pënàfiel ainsi abattue, je ne puis m’empêcher de m’informer de la cause de ses chagrins, de lui offrir des consolations et de risquer peut-être un aveu qui lui servirait à un dessein dont je serai le jouet.

Ou bien encore, devinant la tristesse, la mélancolie amère qui souvent m’accable, et dont jamais je ne lui ai parlé, elle feint sans doute ce simulacre de désespoir, afin d’amener des confidences misanthropiques de ma part sur la perte des illusions, les douleurs de l’âme, etc., et autres peines des plus ridicules à avouer, et de se moquer ensuite de mes niais épanchements.

Or, une fois convaincu de cette supposition, je ne trouvai aucune impertinence assez dure, pour prouver à madame de Pënàfiel que je n’étais pas sa dupe.

Encore une fois, rien de plus complètement absurde que ces craintes, que ces arrière-pensées. Maintenant que j’y songe de sang-froid, je me demande comment je n’avais pas seulement réfléchi qu’il fallait que madame de Pënàfiel fût assurée de ma visite ce jour-là, et de l’heure où je me présenterais chez elle, pour arranger cette scène ; que me prendre pour manteau d’une autre affection la compromettrait tout aussi gravement aux yeux du monde, que si elle affichait la liaison que, selon moi, elle voulait cacher ; puis enfin que le plaisir de rire de chagrins dont j’avais eu le bon sens de ne lui jamais parler, ne valait certes pas la peine d’une dissimulation si longuement et si adroitement combinée ?

Mais lorsqu’il s’agit de folies (et je crois fermement que ma défiance était exaltée jusqu’à la monomanie), les réflexions sages et sensées sont nécessairement celles qui ne nous viennent jamais à l’esprit.

En vain, encore, je m’étais moqué moi-même de ces médisances infâmes, qui de l’incident le plus simple et le plus indifférent en soi parvenaient à construire les imaginations les plus monstrueusement absurdes ; et pourtant, sans réfléchir un instant à l’odieuse inconséquence de mon esprit, j’allais, ce qui était mille fois plus misérable encore que de médire, j’allais calomnier la douleur, chose sainte et sacrée s’il en est ! j’allais abuser d’un secret surpris ! Témoin involontaire d’un de ces grands accès profonds de tristesse intime et cachée, auxquels les âmes souffrantes n’osent s’abandonner que dans la solitude, par une susceptibilité délicate qui est la pudeur du chagrin, j’allais enfin indignement travestir la cause et l’expression de ce désespoir vrai sans doute, qui ne s’adressait qu’à Dieu seul, et qui lui demandait ce que lui seul, bêlas ! peut donner, espoir et consolation !

Ce fut donc avec une disposition d’esprit singulièrement tournée au sarcasme, et regardant le visage si tristement abattu de madame de Pënàfiel, avec les yeux méchants et hébétés de ce monde, dont je dépassais alors, grâce à ma lâche défiance, les plus noires préventions, que je m’assis d’un air très-sec et très-dégagé vis-à-vis de la causeuse de madame de Pënàfiel, qui s’y était rejetée avec accablement.

Je me souviens de notre entretien presque mot pour mot.


CHAPITRE XXI.

L’aveu.


Madame de Pënàfiel resta quelques minutes pensive et les yeux fixes, puis, semblant prendre une résolution subite, elle me dit avec une familiarité que trois mois d’assiduité pouvaient faire excuser :

— Je vous crois mon ami ?…

— Le plus dévoué et le plus heureux de pouvoir vous en assurer, madame… répondis-je avec un ton de persiflage auquel madame de Pënàfiel ne prit pas garde.

— Je n’entends pas par ce mot un ami banal et indifférent, ainsi que l’entend le monde, me dit-elle ; non, vous valez, je crois, mieux que cela : d’abord, vous ne m’avez jamais dit une seule parole de galanterie, et je vous en ai su gré, oh ! beaucoup de gré ; vous m’avez ainsi épargné cette espèce de cour insultante que, je ne sais pourquoi, quelques-uns se croient le droit, ou peut-être même… l’obligation de me faire, ajouta-t-elle avec un sourire amer ; vous avez eu assez de tact, d’esprit et de cœur pour comprendre qu’une femme, déjà victime d’odieuses calomnies, ne trouve rien de plus offensant que ces hommages méprisants et méprisables qui lui sont toujours un nouvel affront, parce qu’ils semblent s’autoriser des bruits les plus injurieux, comme d’un précédent tout naturel… Je crois votre esprit tristement avancé et d’une expérience précoce. Je sais que vous voyez beaucoup de monde, mais que vous n’êtes pas du monde quant à ses petites haines et à ses jalousies mesquines ; je crois que vous n’êtes ni fat ni vain, et que vous êtes de ce bien petit nombre d’hommes qui ne cherchent jamais à trouver dans une confidence… autre chose que ce qu’il y a ; je suis sûr que vous ferez la part de l’étrangeté de ma démarche. Et puis d’ailleurs, ajouta-t-elle avec un air de dignité à la fois grande et triste, qui malgré moi me frappa, comme une preuve d’extrême confiance de la part d’une femme est une des choses qui honorent le plus un honnête homme, je ne crains pas de m’ouvrir à vous ; d’ailleurs vous êtes généreux et bon, je sais que bien des fois vous m’avez loyalement, bravement défendue, et je suis, hélas ! bien peu accoutumée à cela ; je sais enfin qu’un jour à l’Opéra… Oui, je vous avais entendu, dit madame de Pënàfiel en remarquant mon étonnement ; c’est ce qui vous fera comprendre pourquoi j’ai paru aller au-devant de votre admission chez moi, et la réserve que vous avez mise à répondre à cette prévenance m’a donné une haute idée de la dignité de votre caractère ; aussi ai-je besoin d’y croire… ai-je besoin de voir en vous un ami sincère ; car enfin il faut bien que je dise à quelqu’un… reprit-elle avec un accent déchirant… que je vous dise à vous… oh oui, à vous… pourquoi je suis la plus malheureuse des femmes !

Et elle fondit en larmes en cachant sa figure dans ses deux mains.

Il y eut dans ces mots, dans le regard désolé qui les accompagna, quelque chose de si navrant, que malgré moi je me sentis ému ; mais réfléchissant aussitôt, qu’après tout, cela pouvait être feint pour m’amener à jouer un rôle ridicule, je me hâtai de dire très-sèchement à madame de Pënàfiel que je me croyais digne d’une telle confidence, et que si mon dévouement, mes conseils pouvaient lui être de quelque utilité, je me mettais absolument à ses ordres, et autres banalités des plus glaciales.

Comme madame de Pënàfiel ne me parut pas s’apercevoir de la froideur cruelle avec laquelle j’accueillais ses plaintes, je vis dans son inattention, que je crus calculée, une résolution dédaigneuse de jouer sans déconcert son rôle jusqu’au bout, et j’en fus misérablement irrité.

Mais maintenant, plus instruit par l’expérience, je m’explique cette inadvertance de madame de Pënàfiel, qui m’avait alors été une preuve si positive et si blessante de sa fausseté.

C’est que la première révélation d’un chagrin longtemps caché cause à l’âme, où il se concentrait douloureusement, un soulagement si ineffable, qu’entièrement sous le charme de cette bienfaisante effusion, on ne songe pas à remarquer l’impression qu’on a produite.

C’est seulement ensuite, lorsque le cœur, déjà moins souffrant, se sent un peu ravivé par ce divin épanchement, que, levant les yeux avec espoir, on cherche dans un regard ami quelques larmes de tendresse et de commisération.

Ainsi quand, après une séparation longue et pénible, deux amis se retrouvent, ce n’est qu’ensuite de l’ivresse des premiers embrassements que chacun pense à chercher sur le visage de l’autre si l’absence ne l’a pas changé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce premier pas fait, madame de Pënàfiel continua donc en passant sa main sur ses yeux humides de larmes :

— Vous expliquer pourquoi je me sens une confiance si extraordinaire en vous, me sera, je crois, facile… Je vous le répète, je sais que si vous m’avez souvent défendue contre la calomnie, jamais vous ne vous êtes fait auprès de moi une sorte de droit de cette noble conduite ; enfin, l’espèce d’isolement dans lequel vous vivez, bien qu’au milieu du monde, votre réserve, votre esprit supérieur qui n’est pas celui des autres, qui est tout entier à vous, qualités et défauts, tout me porte à voir en vous un ami sincère et généreux à qui je pourrai dire ce que je souffre…

Sans m’émouvoir je répondis à madame de Pënàfiel qu’elle pouvait compter sur ma discrétion, d’ailleurs profonde et à toute épreuve, autant par le sentiment du secret que parce que je n’avais personne à qui confier quelque chose. Car, en un mot, lui dis-je, on ne commet guère d’indiscrétion qu’avec ses amis, or je ne crois pas qu’on puisse m’en reprocher un ?

— Et c’est cela, me dit-elle, qui m’a donné le courage de vous parler comme je vous parle ; car j’ai supposé que vous aussi, vous viviez seul, chagrin et isolé au milieu de tous, comme j’y vis moi-même enfin ! car moi non plus, je n’ai pas d’amis !… on me hait, on me calomnie affreusement ! Et pourquoi, mon Dieu ? l’ai-je donc mérité ? pourquoi le monde est-il injuste et si cruel à mon égard ? à qui ai-je fait du mal ! Ah ! si vous saviez !… si je pouvais tout vous dire ! !

Cette plainte me parut d’un enfantillage si ridicule, ces réticences si misérablement calculées pour exciter mon intérêt, que, d’un air très-dégagé, je me mis à faire au contraire l’apologie du monde.

— Puisque vous me permettez de vous parler en ami, madame, laissez-moi vous dire qu’il ne faut pas, non plus, trop déchirer le monde. Demandez-lui ce qu’il peut et doit en conscience vous donner : des fêtes, du bruit, du mouvement, des hommages, des sourires, des fleurs, des salons dorés ; avec cela, la morale la plus large et la plus commode qu’on puisse désirer. Or, s’il donne tout cela, et avouez qu’il le donne, ne fait-il pas tout ce qu’il peut… tout ce qu’il doit… ce pauvre monde ! qu’on attaque incessamment, et auquel on ne peut reprocher que de trop prodiguer ses trésors ?

— Mais vous savez bien que tout cela ment ? Ces sourires, ces hommages, ces prévenances, cet accueil, tout cela est faux… vous le savez bien ! Si vous recevez, quand la dernière visite sort de chez vous, vous