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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/247

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Quoiqu’elle eût entendu ma réponse, puisqu’elle y fit allusion, Catherine reprit avec un accent de plus en plus passionné :

— Oh ! oui, oui ; dites-moi bien que le sentiment délicieux, invincible, qui me charme et qui m’enivre à cette heure, c’est de la reconnaissance ; dites-moi bien que rien n’est plus saint, que rien n’est plus religieux, plus légitime que ce que je ressens. Une femme a bien le droit de dévouer sa vie à celui qui lui a rendu son enfant ! surtout quand celui-là, aussi généreux que délicat, n’a jamais osé dire un mot de ses justes espérances… aussi… n’est-ce pas que c’est à elle… à elle… de venir… lui demander… avec bonheur, avec orgueil… Comment jamais récompenser tant d’amour ?

— En le partageant ! m’écriai-je.

— En avouant… qu’on l’a toujours partagé… dit Catherine d’une voix faible.

Et elle laissa tomber ses mains dans les miennes avec accablement.


Au Bocage, 16 mai 18…

… Malheur !… malheur !…

Depuis hier, je ne l’ai pas vue. Le docteur Ralph est arrivé ici cette nuit, il la trouve dans le plus grand danger ; il attribue cette fièvre dévorante, cet affreux délire, à la réaction de toutes les angoisses que la malheureuse femme a contenues pendant la maladie de sa fille…

Mais il ne sait pas tout…

Ah ! que ses remords doivent être terribles ! combien elle doit souffrir, et je ne suis pas là, et je ne puis pas être là !

Oh ! oui, je l’aime… je l’aime de toutes les forces de mon âme, car ce souvenir enivrant, qui me rendait hier presque fou de bonheur, maintenant, je le maudis !

La vue d’Irène me fait mal… Aujourd’hui, cette enfant est venue à moi, je l’ai repoussée… Elle est fatale à sa mère, comme elle sera peut-être fatale à moi-même…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le docteur Ralph sort d’ici, il n’y a pas de mieux.

J’ai remarqué en lui un changement singulier.

Ce matin, comme toujours, en arrivant, il m’a donné la main avec cordialité ; ordinairement sa figure austère exprimait un sentiment de bienveillance en m’abordant… Ce soir, je lui ai tendu la main, il ne l’a pas prise. Son regard m’a semblé sévère, interrogatif… Après m’avoir instruit brièvement de l’état de la santé de Catherine, il est sorti d’un air glacial.

Dans l’égarement de la fièvre, Catherine aurait-elle parlé ?…

Oh ! cette pensée est horrible ! Heureusement, il n’y a près d’elle que la gouvernante d’Irène et que le docteur Ralph.

Mais qu’importe !… qu’importe… cette gouvernante est une de ses femmes, ce médecin est un étranger ! et elle si fière, parce qu’elle avait toujours eu le droit d’être fière… la voilà peut-être désormais forcée de rougir devant ces gens-là !

Si elle a parlé… elle ne le sait pas, elle ne le saura sans doute jamais ; mais ils le savent, eux… ils ont peut-être son secret et le mien…

Si d’un mot on pouvait anéantir deux personnes… je le dirais, je crois…


Au Bocage, 17 mai 18…

Que faire, que devenir, si la maladie continue de marcher avec cette rapidité ? Le docteur Ralph ne veut plus se charger seul de cette responsabilité. Il réunira alors plusieurs médecins consultants et… Je ne puis continuer à écrire, les sanglots me suffoquent.

Il m’est arrivé ce matin une chose étrange.

Lorsque le docteur m’a annoncé que la maladie de Catherine empirait… je suis revenu ici, dans le chalet ; j’ai voulu écrire ce que je ressentais, car je ne puis ni ne veux confier à personne mes joies ou ma douleur ; aussi lorsque mon cœur déborde de félicité ou de malheur, j’éprouve un grand soulagement à faire au papier ces confidences muettes.

En apprenant le nouveau danger que courait Catherine, j’ai tant souffert, que j’ai voulu écrire mes angoisses… c’est-à-dire les épancher…

Cela m’a été impossible… je n’ai pu que tracer d’une main tremblante les mots qui commencent cette page, et qui ont été bien vite interrompus par mes larmes…

Alors je suis sorti dans le parc…

Là, pour la première fois j’ai amèrement regretté, oh ! bien amèrement regretté de n’avoir ni la foi ni l’espérance religieuse…

J’aurais pu prier pour Catherine !

Sans doute il n’y a rien de plus accablant que de reconnaître l’épouvantable vanité des vœux qu’on adresse au ciel pour un être adoré que vous tremblez de perdre ; mais au moins vous avez une minute d’espoir… mais au moins c’est un devoir que vous remplissez… mais, au moins, votre douleur a un langage, vous ne la croyez pas stérile !  !  !

Mais ne pouvoir dire à aucune puissance humaine ou surhumaine sauvez-la !  !  ! c’est affreux.

Je sentis si douloureusement cette impuissance, qu’éperdu je tombai à genoux sans savoir à qui j’adressais mon ardente prière. Mais profondément convaincu, dans ce moment d’hallucination, que ma voix serait entendue, je m’écriai : Sauvez-la !… sauvez-la !… Puis, malgré moi, j’eus une lueur d’espérance, j’eus pour ainsi dire la conscience d’avoir accompli un devoir.

Plus tard, je rougis de ce que J’appelais ma faiblesse, ma puérilité.

Puisque mon esprit ne pouvait comprendre, et conséquemment ne pouvait croire les affirmations qui constituent les différentes religions humaines, quel dieu implorai-je ?…

Quel pouvoir avait pu m’arracher cette prière… le dernier cri, la dernière formule du désespoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La crise que le docteur redoutait n’a pas eu lieu…

Catherine n’est pas mieux, mais elle n’est pas plus mal… Pourtant le délire continue.

La froideur du docteur Ralph à mon égard est toujours extrême.

Depuis que sa mère est malade, Irène donne de fréquentes preuves de sensibilité et de tendresse enfantine, mais sérieuse et résolue comme son caractère.

Ce matin elle m’a dit : — Ma mère souffre beaucoup, n’est-ce pas ?

— Beaucoup, ma pauvre Irène !

— Quand un enfant souffre, sa mère vient souffrir à sa place pour qu’il ne souffre plus, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle gravement.

Étonné de ce singulier raisonnement, je la regardai attentivement sans lui répondre ; et elle reprit :

— Je veux souffrir à la place de ma mère… menez-moi au médecin.

Cet enfantillage, qui m’aurait fait sourire dans d’autres circonstances, me navra… et j’embrassai Irène pour cacher mes larmes.


Au Bocage, 17 mai 18…

Il y a de l’espoir… le délire cesse… un abattement profond lui succède. Le docteur Ralph redoutait l’ardeur, l’activité de son sang enflammé.

Maintenant il redoute l’atonie, la faiblesse.

La connaissance lui est revenue… Son premier mot a été le nom de sa fille.

La gouvernante m’a dit que le docteur n’avait pas encore permis qu’on la lui amenât.

Vingt fois j’ai été sur le point de demander à madame Paul si Catherine s’était informée de moi… mais je ne l’ai pas osé…


Au Bocage, 18 mai 18…

Aujourd’hui, pour la première fois, le docteur Ralph a permis à la gouvernante de conduire Irène auprès de madame de Fersen.

J’attendais avec une impatience douloureuse et inquiète le moment où je verrais Irène, espérant avoir par elle quelques renseignements sur sa mère… et peut-être… un mot, un souvenir de Catherine.

Une fois revenue à elle, je ne sais quel parti madame de Fersen prendra envers moi.

Souvent, pendant le paroxysme de remords désespérés qui suivent une première faute, les femmes haïssent l’homme auquel elles ont cédé… de toute la violence de leurs regrets, de toute l’énergie de leur douleur, elles l’accablent de reproches ; c’est sur lui seul que doit peser toute la responsabilité du crime ; elles n’ont pas été ses complices, mais ses victimes.

Si leur âme est restée pure, malgré un moment d’égarement involontaire, elles prennent la résolution sincère de ne plus voir celui qui les a séduites et de… n’avoir au moins à pleurer qu’une trahison, qu’une surprise.

Cette résolution, elles y sont d’abord fidèles.

Elles cherchent, non à excuser, mais à racheter leur faute à leurs propres yeux par le rigoureux accomplissement de leurs devoirs ; mais le souvenir de cette faute est là… toujours là…

Plus le cœur est noble, plus la conscience est sévère, plus le remords est implacable… alors elles souffrent affreusement, les malheureuses… car elles sont seules, car elles sont forcées de dévorer leurs larmes solitaires et de sourire au monde…

Alors, quelquefois, effrayées de cette solitude, de cette concentration muette de leurs peines, elles se résignent à demander des consolations,