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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/26

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ATAR-GULL.

C’est, vois-tu, confrère, — dit Brulart en souriant d’une manière infernale et se penchant près de Benoît, — c’est un de tes noirs que nous préparons, c’est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que c’est la vérité, parce que, s’il était en vie, il pourrait jaser… »

Les yeux de Benoît s’ouvrirent d’une affreuse manière… et ils semblèrent lancer des éclairs.

« Tu y es, n’est-ce pas, mon frère ? » continua Brulart. — Mon Caffre ajoute :

« Nous n’avons donc trouvé, grand digne chef, que ce cadavre ; ils avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchand de chair humaine… et n’être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce petit Namaquois est revenu à la surface de l’eau comme pour donner une preuve de leur crime… car Dieu est Dieu !… Or, grand chef, mon maître livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces grands Namaquois qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable ; et d’ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc, et vous verrez que c’est un manger fort délicat. »

Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang… et ses yeux se fermèrent… Le malheureux capitaine venait de se rompre une artère par la violence de sa colère et de sa rage si longtemps comprimées…

Brulart le fit revenir à lui au moyen de quelques gouttes de rhum qu’il lui introduisit charitablement dans les yeux.

« Oh ! pitié… pitié… — dit Benoît d’une voix faible et entrecoupée… — Je ne comprends pas, répondit Brulart en ricanant… — Pitié ! — répéta le capitaine de la Catherine… — Je n’entends que le français… mais je continue. Tu juges de la joie du chef de Kraal et des siens de tenir des blancs ! ceux qui ont acheté les nègres leurs frères… ils ne marchandent pas, ils nous donnent en échange de vous autres des grands Namaquois à remuer à la pelle… et, quant à toi et aux tiens… voilà où est la farce, on vous scalpelle… on vous roue… on vous brûle… on vous mange, un tas de folies, quoi… et moi, qui garde ton brick, je me trouve par le fait avoir deux excellents navires, je charge ma goëlette des grands Namaquois qu’on me troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles ; je vends mes noirs à bon compte, et j’ai fait ainsi le bonheur des colons, de mon équipage, mais par-dessus tout j’ai puni un infâme négrier comme toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux… Dis donc, après cela, qu’il n’y a pas une Providence, mon gros compère ! ouf… » et pour péroraison, Brulart absorba deux verres de rhum coup sur coup…

Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible éloquence, et ne pouvait placer une parole… Quand le corsaire eut fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que démentait le tremblement de sa voix :

« Il est impossible qu’un projet aussi affreux puisse entrer dans la tête d’un homme… je ne croyais pas encore qu’on puisse voler un négrier… mais enfin, volez mon brick, mes noirs… mais, au lieu de me jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons, au moins là… j’ai des amis… je ne serai pas massacré… C’est encore moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure… la preuve, c’est que je vous le demande à genoux… tuez-moi… mais ne les exposez pas à un sort aussi horrible ; ces malheureux ont des familles, des femmes, des enfants. — Juste… Je suis fabricant de veuves et d’orphelins, c’est aussi ma partie. — Capitaine, — reprit le commandant de la Catherine, avec des larmes dans la voix… — Dieu me punit du métier que je fais, mais il est témoin que c’est avec humanité que j’ai exercé… et puis, capitaine, oh ! capitaine, j’ai une femme et un enfant… qui n’ont que moi… prenez tout… mais, par grâce, laissez-moi la vie… oh ! la vie ! que je revoie mon enfant — Voyez-vous le volage ! tout à l’heure il voulait la mort ! arrange-toi donc… — Oh ! grâce… pour mon équipage et pour moi ! c’est une cruauté inutile. — Comment, diable, inutile… j’y gagne un brick et un chargement de noirs… — Mon Dieu, mon Dieu, que faire… ma pauvre femme et mon enfant… — disait Benoît en pleurant à chaudes larmes. — Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang… Oh ! j’ai eu aussi, moi, d’atroces douleurs dans ma vie ; il faut que l’homme paye ce que l’homme m’a fait souffrir, sang pour sang, torture pour torture… et j’y perds… — Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute ? je ne vous ai jamais fait de mal… moi… — Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse. — Commandant… grâce… grâce… — Tu me fais rire… mais je vais m’assoupir, ainsi remets ta langue au croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr. »

Ce qu’il fit.

Puis il s’assoupit jusqu’à ce que son mousse Cartahut fût descendu et l’eût secoué fortement ; ledit Cartahut reçut de Brulart un vigoureux coup de poing pour son message et reprit en se frottant la tête :

« C’est la terre qu’on voit… — Ah ! chien… bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce b… là, — dit Brulart en montant sur le pont… — Mais tu es donc un monstre… un cannibale ?… » criait sourdement Benoît malgré son bâillon ; sa voix s’éteignit…

Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et à l’aide de sa longue-vue il distingua quelques cases à l’embouchure de la rivière Rouge.

Il est inutile de répéter ce qu’on a déjà dit ; qu’il suffise de savoir que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.

Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n’y manqua ; seulement, Benoît, ayant demandé comme grâces dernières à Brulart de se charger d’une lettre qu’il aurait fait parvenir en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus l’attendre… plus jamais… — et puis de lui laisser embrasser encore une fois ce mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si précieux, — on assure que le capitaine de la Hyène les lui refusa, et fit même sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.

Enfin le soir même monsieur Brulart passa à bord du brick, et donna le commandement de la goëlette à son second, le Borgne.

Son chargement se composait de cinquante-un noirs du capitaine Benoît, sans compter Atar-Gull, et de vingt-trois grands Namaquois qu’il avait eus en échange de M. Benoît et de l’équipage de la Catherine, lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la goëlette…

On ne sait ce que devint Benoît et ses compagnons ; seulement le Caffre qui avait conduit cette négociation apprit à l’équipage de la goëlette que tout le Kraal des petits Namaquois, femmes, enfants, hommes, vieillards, semblaient transportés d’une joie délirante, et que, désignant l’équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et couchés par terre, ils chantaient en se caressant l’estomac :

« Nous les ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles, nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au grand Tommaw-Owouh. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Maintenant, — dit Brulart, — laissons porter sur la Jamaïque… que sur près de cent noirs, il m’en reste seulement trente, à deux mille francs pièce… pour ce que ça me coûte… c’est une affaire d’or… »

Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre en faisant la défense accoutumée :

« Le premier qui osera entrer ici avant demain — à la mer ! »

Que faisait-il ainsi chaque nuit ? Pourquoi cet isolement ? cette lumière qui brûlait sans cesse ?

C’est ce que l’équipage de la Hyène ne pouvait savoir.



LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Le faux pont


 
Le mal régna dès lors dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit ; et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.

De Lamartine. — Méditations.

L’homme est un animal bizarre, et fait un singulier usage de sa nature et des arts qu’il invente ; il se tue, il se vend ; l’un fabrique des nez artificiels, un autre invente la guillotine ; celui-là vous casse les os, celui-ci vous les remet en place ; — mais la vaccine a été certainement un excellent antidote des fusées à la Congrève.
Byron. — Dom Juan, chant I, cxxix.


On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de la Catherine tout son mobilier, c’est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, son vieux coffre où il n’y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et trouée qu’il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à bourrique, comme il disait plaisamment) et son grand pot d’étain qui tenait trois pintes.

Mais, une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut émerveillé des richesses qu’elle contenait. Il s’empara d’abord du chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu’il planta sur sa tête, puis d’une veste et d’un pantalon dont il se revêtit insolemment : tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort étroit ; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre l’ancien propriétaire ; après tout, il n’y regardait pas de si près, et s’en trouva fort bien ; aussi, le lendemain matin, à son réveil, il dit en se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette :

« Il n’y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. »