Aller au contenu

Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/267

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce besoin d’émotions poignantes, cette mélancolie noire et confuse, affaiblissant l’esprit d’Ewen, développèrent chez lui une forte tendance à croire au merveilleux.

On parlait avec un certain effroi de la puissance divinatrice de Mor-Nader, pilote de l’île de Sein. Ewen ne résista pas au désir de le consulter. Le vieux pilote, dont la raison était à demi égarée, lui avait fait les prédictions les plus sinistres sur la fatale influence du mois noir, toujours funeste à la famille de Ker-Ellio.

Enfin, on l’a vu, au risque de se noyer avec sa victime, Mor-Nader, dans son délire sauvage, avait essayé de réaliser ses sinistres pronostics.

Hâtons-nous de le dire, Ewen, malgré ses bizarres exaltations, était resté bon, loyal ; son affectueuse charité pour les malheureux avait même augmenté en raison de l’intensité de ses chagrins. Seulement une circonstance étrange rendit son aberration presque incurable en donnant un corps à sa vision, une forme humaine à la fille de ses rêves.

Quoique les objets d’art fussent rares à Treff-Hartlog, il y avait dans la chambre d’Ewen une vieille peinture à demi détruite, qui représentait une femme d’une rare beauté.

Le visage pâle, d’un coloris très-effacé, se détachait d’un fond presque noir ; une tunique rouge, dont on voyait à peine vestige, couvrait les épaules ; quelques boucles de cheveux bruns s’arrondissaient sur les tempes, mais le reste de la coiffure disparaissait dans l’obscurité du fond. Les seules parties intactes de ce portrait étaient donc le front et les yeux : le front, haut, fier, d’une blancheur et d’une dureté de marbre ; les yeux, noirs, grands, admirablement beaux, malgré leur expression méchante et hardie ; les contours du nez, de la bouche, du menton, se devinaient plus qu’ils ne se voyaient.

Cette peinture causait une impression bizarre.

On n’apercevait, pour ainsi dire, tout d’abord qu’un front d’un blanc mat et deux grands yeux noirs ; enfin, dernière particularité, un grain de beauté s’arrondissait un peu au-dessus du sourcil gauche, comme une mouche d’ébène ; le reste du visage s’effaçait insensiblement dans le clair-obscur et dans l’ombre.

Ewen avait donné à l’être idéal dont il s’était si fortement épris la physionomie de ce portrait ; ses contours indécis, son aspect fantastique se prêtaient merveilleusement à ce nouveau caprice de son imagination malade.

Le soir à son coucher, le matin à son réveil, Ewen cherchait toujours du regard ces deux grands yeux si noirs et ce front si blanc.

Dans la disposition d’esprit où se trouvait le maître de Treff-Hartlog, la moindre singularité devait s’empreindre pour lui d’un caractère mystérieux, presque surnaturel. Soit qu’il eût tardivement remarqué cette peinture, soit qu’elle eût été placée dans sa chambre à son insu, Ewen croyait n’avoir jamais vu ce tableau durant la vie de son père ; et pourtant il ne pouvait préciser à quelle époque il avait été placé dans son appartement, à lui. En vain il interrogea Lès-en-Goch et Ann-Jann ; ces deux serviteurs ne purent le renseigner à ce sujet, et leurs réponses augmentèrent encore son inquiète curiosité.

Ce tableau était peint sur bois. Ewen l’examina soigneusement. À force de patience, il découvrit dans un angle, près de la bordure, plusieurs lettres à demi effacées, et il lut le mot novembre. Ewen tressaillit. Par quel mystère retrouvait-il là le nom de ce mois noir, que la tradition regardait comme si fatal à sa famille ? L’ancien précepteur d’Ewen, le recteur de la paroisse de Saint-Michel, aurait seul pu éclaircir ce mystère, mais l’abbé était absent depuis trois mois environ ; depuis ce temps, la sombre mélancolie de son ancien disciple avait fait d’effrayants et rapides progrès.

Telle était la situation morale d’Ewen au moment où nous le présentons au lecteur.


CHAPITRE V.

Le recteur.


Le lendemain du jour où Ewen de Ker-Ellio avait couru un si grand danger, M. l’abbé de Kérouëllan, recteur de la paroisse de Saint-Michel, grand et robuste vieillard, vêtu du costume ecclésiastique, gravissait au pas de son petit cheval blanc le chemin escarpé qui conduisait du bourg au manoir de Treff-Hartlog.

L’ouragan avait cessé ; un brouillard froid et humide voilait l’horizon ; on ne voyait pas la mer, mais on entendait au loin les sourds mugissements de son ressac ; une forte houle succédait au déchaînement des vagues.

L’abbé de Kérouëllan chantait, d’une voix plus sonore qu’harmonieuse, le Kanouanen ar Belek forbannet (le Chant du Prêtre exilé), qui commence ainsi :

« Écoutez un recteur de l’évêché de Vannes, exilé pour la foi loin de son pays ; son corps est loin de vous, mais sa pensée et son cœur ne vous quittent jamais. »

Ancien soldat, l’abbé n’avait jamais manqué aux sérieux et graves devoirs qu’impose la vie religieuse ; mais son langage était rude et brusque. Lorsque le bon recteur s’échappait à dire quelques paroles peu congrues à son habit, il se hâtait d’ajouter en forme de correctif : « Aurais-je dit quand j’étais soldat. » Du reste, l’abbé gouvernait son petit troupeau avec autant de fermeté que de sagesse, et ses ouailles l’adoraient. Sa physionomie mâle, ouverte, respirait la bienveillance et la cordialité. Fièrement campé sur sa monture, le recteur prouvait qu’il n’était pas un cavalier novice ; l’air militaire, qui ne se dépouille jamais entièrement, se trahissait dans tous ses mouvements. En arrivant à la porte extérieure du manoir de Treff-Hartlog, il sonna une grosse cloche.

Lès-en-Goch parut, salua respectueusement le curé, et prit la bride du cheval pour le conduire à l’écurie.

— Ewen est-il au château ? demanda le prêtre, qui appelait toujours ainsi familièrement son ancien disciple. — Oui, monsieur le recteur, le pen-kan-guer sera bien aise de vous voir de retour de votre voyage. — Comment va-t-il, depuis trois mois que je l’ai quitté ? demanda l’abbé, qui, nous l’avons dit, était parti pour Paris alors que la noire mélancolie d’Ewen commençait à se manifester. Lès-en-Goch secoua la tête tristement.

— Ainsi, je le retrouverai tel qu’il était lorsque je l’ai quitté ? dit l’abbé. — Bien pis, monsieur le recteur. — Et il n’a vu personne, aucun de ses voisins ? — Aucun, monsieur le recteur. Hier, Ann-Jann et moi, nous avons été bien inquiets du pen-kan-guer pendant la tempête. — Eh bien ! qu’a-t-il fait pendant cette tempête, qui d’ailleurs a rudement secoué mon presbytère depuis la cave jusqu’au grenier ? Depuis dix ans, il n’y a pas eu un coup de vent pareil sur la côte. Eh bien ! réponds donc, qu’est-il arrivé pendant cette tempête ? — Le pen-kan-guer était eu mer. — Jésus-Dieu ! mais il devient fou, s’écria le recteur en joignant les mains. — En mer avec Mor-Nader, ajouta Lès-en-Goch. La physionomie du curé se rembrunit.

— Avec ce vieux drôle, malgré les méchants bruits qui courent sur cet homme ? Il a tort, Lès-en-Goch, il a grand tort. — Oui, oui, il a tort, monsieur le recteur. Mor-Nader est un esprit malfaisant ; il a plus de science de l’avenir qu’un bon chrétien ne doit en avoir. — Et toi, tu es plus âne qu’un bon chrétien ne doit l’être ; ne vas-tu pas croire aussi à la magie de ce vieux fripon ? Tiens, tu es aussi fou que ton maître, et moi je suis plus fou que vous deux en te parlant raison. Allons, mène mon cheval à l’écurie, je vais aller trouver Ewen… — Le pen-kan-guer n’est pas encore éveillé, monsieur le recteur. — À dix heures sonnées ! Eh bien ! je le réveillerai ; ce ne sera pas la première fois. Dis à Ann-Jann que je déjeunerai ici, qu’elle nous fasse de bonnes crêpes fraîches.

Le Breton s’inclina respectueusement et conduisit la haquenée du prêtre à l’écurie, pendant que celui-ci montait l’escalier dallé de granit qui conduisait à l’appartement du maître de Treff-Hartlog. L’abbé, au lieu de frapper à la porte de la chambre à coucher d’Ewen, entra bruyamment en s’écriant de sa bonne grosse voix : — Debout ! allons, paresseux ! debout !

Ewen, à demi vêtu, était assis sur son lit ; il contemplait attentivement le portrait dont nous avons parlé. Pour le mieux voir, il l’avait posé devant lui sur une chaise. La brusque arrivée du recteur fit tressaillir le maître de Treff-Hartlog, qui retourna brusquement la tête :

— Quel bonheur ! c’est vous, c’est vous, mon bon abbé de Kérouëllan ! s’écria-t-il avec autant de joie que de surprise, et il tendit vivement sa main au prêtre. L’abbé se recula.

— Non, non, vous ne méritez pas que je vous donne la main, monsieur le rêvasseur ! Ah ! ah ! j’en apprends de belles sur votre compte, songe-creux que vous êtes. Jésus-Dieu ! j’ai fait là un joli disciple ! Ah çà ! il paraît que vous prenez grand train le chemin des Petites-Maisons. Puis, remarquant les traits pâles, abattus, amaigris d’Ewen, il ajouta, sans railler cette fois et d’un ton indigné : Mais voyez un peu cette figure, ces yeux creux ! Il ne manquait plus que cela. Voilà maintenant sa santé qui s’altère ! C’est tout simple : on veut faire l’original, on veut vivre en sauvage ; l’ennui vous ronge ; mais, comme on veut jouer son rôle jusqu’au bout, on crèverait plutôt que d’avouer qu’à la longue la solitude devient insupportable ; aussi l’on crève… ce qui est bien agréable pour ceux qui vous aiment ! Voilà ce que c’est que de vivre isolé. — Vous avez raison, dit Ewen d’un air sombre, c’est vivre misérablement. — Et à qui la faute ? Combien de fois vous ai-je dit : Mariez-vous, épousez une bonne et brave jeune fille de notre pays, qui vous mette la joie au cœur en vous donnant une séquelle d’enfants. Mais non, monsieur est fier, monsieur trouve au-dessous de lui de se marier avec une demoiselle de province ; il vous faut une péronnelle de Paris, n’est-ce pas ? Un joli goût que vous avez là ! — Mon cher abbé, je vous assure que vous vous méprenez, et que… — Mais ce n’est pas tout, s’écria le recteur en interrompant son ancien élève, pour passe-temps, qu’imagine monsieur le baron ? de s’en aller courir la mer par des temps épouvantables, et avec qui, s’il vous plaît ? avec un vieux drôle que tous les honnêtes gens du pays fuient comme la peste. Et pourquoi monsieur le baron fréquente-t-il un pareil gueux ? parce que monsieur le baron, à force de se démantibuler l’esprit, à force de courir après des visions cornues et biscornues, est devenu assez faible, assez maniaque, pour s’affoler d’idées magiques et diaboliques. C’est tout simple ! les sorciers, c’est original ; et puis c’est si amusant de pouvoir dire, à propos d’une niaiserie qui n’effrayerait pas seulement un enfant de quatre ans, de pouvoir dire d’un air effaré : Il y a certainement là quelque chose de surnaturel ; la raison