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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/378

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avec autant d’émotion que d’embarras, la main de la duchesse, qu’il avait un instant tenue dans la sienne. Puis, comme s’il eut cédé à une lutte intérieure, après avoir un moment hésité, il dit à Jeanne :

— Pardon, madame… si je vous quitte si brusquement ; mais, je ne sais… un étourdissement, un vertige…

Et il quitta précipitamment le boudoir.


CHAPITRE VII.

Wilhelmine Butler.


Anacharsis Boisseau avait accepté l’offre de Raoul. Il habitait son petit hôtel de la rue de la Victoire, en attendant qu’il eût acheté une maison à sa convenance.

Une nuit, il fut éveillé en sursaut par son valet de chambre, qui vint lui annoncer qu’un courrier arrivait à l’instant de Vienne, portant une lettre très-importante du colonel.

Le courrier avait reçu l’ordre de faire la plus extrême diligence ; il devait se présenter à M. Boisseau à quelque heure de la nuit qu’il arrivât.

— Ah ! diable ! dit Anacharsis en se frottant les yeux, quelle heure est-il donc ?

— Deux heures du matin, monsieur.

— Et ce courrier, où est-il ?

— Dans la salle à manger, monsieur, où Glapisson fait du feu pour le réchauffer, car il pleut à torrents de la neige fondue.

— Cela m’inquiète. Qu’est-il arrivé à Raoul ? dit Anacharsis en passant sa robe de chambre.

Dans la salle à manger, il trouva le courrier debout devant un grand feu, en compagnie de Glapisson, qui lui versait à boire.

C’est à peine si, à travers la boue qui le couvrait, on pouvait distinguer les galons et la couleur de la livrée de cet homme, dont la figure joviale et hardie ne portait pas la moindre trace de fatigue.

En voyant entrer Boisseau, le courrier posa sur la cheminée le verre qu’il portait à ses lèvres, salua respectueusement Anacharsis, et lui remit la lettre de Raoul.

— Le colonel n’est pas malade, j’espère ? dit Anacharsis.

— Non, monsieur, Dieu merci, M. le marquis se porte bien. Il m’a ordonné de crever dix chevaux s’il le fallait pour arriver plus tôt, de me reposer deux heures et de revenir à Vienne, si monsieur avait une réponse à me donner.

— Peste, mon garçon, vous faites là un rude métier ! dit Boisseau en décachetant la lettre.

— Ah ! ce n’est rien, monsieur. Une fois, je suis allé de Leipsick à Cadix sans m’arrêter ; et, pour faire marcher les postillons andalous, il fallait taper autant sur l’homme que sur la bête. J’y ai usé trois fouets, et les manches avec.

— C’est comme le colonel Ledoux, le brave des braves, le père du soldat : quand ces canailles d’alcades ne voulaient pas nous donner des vivres, sous prétexte qu’ils n’en avaient pas, il les forçait à manger des galettes de terre, pour leur apprendre à se laisser surprendre sans vivres, dit Glapisson.

Pendant cette intéressante conversation, Anacharsis lisait rapidement ces mots tracés à la hâte par Raoul :

« Mes soupçons n’étaient que trop fondés… Herman Forster est un misérable ; il faut qu’il quitte à l’instant Paris, mais sans éclat. Il n’hésitera pas lorsqu’il verra ses projets découverts. Pour lui prouver que je suis instruit de tout, tu n’auras qu’à lui dire ces deux noms : Wilhelmine Butler. Qu’il parte donc à l’instant de Paris pour Bayonne ; là, il recevra de nouveaux ordres. Comme une minute de retard peut être fatale, je compte assez sur ton amitié, pour te prier de te rendre, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit, chez Herman Forster. S’il manque d’argent, tu lui en donneras ; mais qu’il parte à l’instant, et devant toi. Le fils de mon concierge, homme sûr et déterminé, l’accompagnera jusqu’à Bayonne, et restera dans cette ville pour le surveiller jusqu’à nouvel avis. Si Herman, chose impossible ! résiste à ces ordres, tu remettrais à l’instant une des deux lettres ci-jointes à madame la princesse de Montlaur !… et tu ferais parvenir l’autre à l’empereur, en la portant toi-même au grand-maréchal du palais. Je n’ai pas le temps de te dire par quel miraculeux hasard j’ai surpris ce secret, tant j’ai hâte d’arracher qui tu sais à ses abominables machinations. Renvoie-moi mon courrier, dès qu’Herman Forster sera parti. Que je sois rassuré sur ce point… J’oubliais une chose importante. Un homme très-dangereux, nommé Pierre Herbin, doit fréquemment visiter Herman Forster.

« Dans le cas où ce dernier ne voudrait pas quitter Paris, dis à Glapisson de couper ses moustaches, de s’embusquer près de la maison qu’habite Herman, rue du Faubourg-du-Roule, no 56, et de surveiller les gens qui peuvent y entrer, de remarquer Pierre Herbin, de le suivre, et de te rendre compte de ses démarches.

« Se voyant découverts, ces deux misérables pourraient tenter quelque dangereuse entreprise avant que le résultat que j’attends de ma lettre à l’empereur ne soit obtenu. Que Glapisson surtout redouble de vigilance, s’il les voyait roder du côté de l’hôtel de B… Ce Pierre Herbin a soixante ans environ ; il doit être boiteux ; une profonde cicatrice lui partage la lèvre supérieure en deux. Je crois faire un rêve en songeant à ce qui vient de m’arriver. Ma tête se perd dans ce chaos… Si le plus impérieux devoir ne me retenait ici, je serais à l’instant parti ; mais l’empereur m’a chargé d’une mission de la plus haute importance, et ce n’est que dans cinq ou six jours que je pourrai l’avoir terminée. — Adieu, mon cher Anarchasis, adieu en hâte. N’oublie rien… ne néglige rien de tout ceci : il y va du sort de la personne que j’aime et que je respecte le plus au monde. Mon courrier est un homme actif, intrépide ; si tu ne me le renvoies pas immédiatement, utilise-le : lui et Glapisson me sont très-dévoués et t’obéiront comme à moi. »

Anacharsis Boisseau, après avoir relu deux fois cette lettre, mit à part celle qui était destinée pour l’empereur et pour la princesse de Montlaur, et dit au courrier :

— Vous ne repartirez pas jusqu’à nouvel ordre : allez vous reposer. Vous, Glapisson, d’après l’ordre du colonel…

À ces mots, Glapisson mit sa main à son bonnet de police et se tint au port d’armes.

— Vous aurez peut-être à couper vos moustaches, pour n’être pas remarqué et mieux suivre un vieux drôle boiteux qui a de mauvais desseins…

— Contre mon colonel ?

— Non, Glapisson, mais contre les amis de votre colonel, ce qui est la même chose. Plus tard, je vous expliquerai cela.

— Suffit, monsieur, quoiqu’il soit dur de couper ça ; et il prit ses moustaches en soupirant ; ça qui a été en Italie, en Égypte, en Espagne et en Allemagne. Pourtant, si le colonel le veut, ça sera fait.

Puis, s’adressant à son valet de chambre, Boisseau lui dit de tout préparer pour sa toilette.

— Monsieur va sortir ? demanda Joseph stupéfait.

— Sans doute, et vous allez dire au concierge d’aller à l’instant me chercher un fiacre : on en trouve toute la nuit à la porte de Frascati.

Une demi-heure après, Boisseau, bien enveloppé d’un manteau, monta en voiture, et dit au cocher d’aller rue du Faubourg-du-Roule, no 56.

Pendant le trajet, Anacharsis se réjouissait de se trouver à même d’être utile à Raoul. Grâce aux détails que celui-ci lui avait donnés, avant son départ, sur madame de Bracciano, il ressentait pour elle un vif intérêt.

Et puis il trouvait un certain orgueil à être chargé de cette affaire aussi importante que délicate ; il supputait déjà par la pensée les avantages qu’il devait trouver à rendre un tel service à madame de Bracciano.

La nuit était sombre et orageuse, la pluie tombait à torrents.

Le fiacre s’arrêta devant le numéro 56 de la rue du Faubourg-du-Roule, alors très-peu habitée.

Boisseau mit la tête à la portière, vit une maison isolée, d’une misérable apparence.

De chaque côté s’étendaient de longs murs, que bornaient sans doute des jardins ; en face, c’étaient de vastes terrains inhabités.

— Hum ! se dit Boisseau, ça m’a tout à fait l’air d’un coupe-gorge. C’est bien la digne habitation d’un pareil scélérat. Cocher, frappez.

— Où ça, mon bourgeois ? c’est une porte d’allée, et il n’y a ni marteau ni sonnette.

— Alors frappez des pieds et des mains.

— Ah çà ! c’est donc pour éveiller un médecin ou une sage-femme ? dit le cocher.

— Frappez toujours… et cent sous pour votre course si on ouvre bientôt, car il fait un froid atroce…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Herman avait le sommeil très-léger, et il fut réveillé en sursaut par un coup assez fort donné à sa porte.

Il écouta, saisi d’une crainte involontaire.

Par un mouvement instinctif, il prit sous son traversin un poignard renfermé dans sa gaine, et, le cœur palpitant, il attendit un nouveau coup, croyant s’être trompé.

On heurta de nouveau à sa porte.

Herman essuya la sueur froide qui lui coulait du front, et demanda néanmoins d’une voix ferme : — Qui est là ? Que veut-on ?

— C’est un monsieur très-pressé qui veut vous parler, dit le portier.

— Je me nomme Anacharsis Boisseau, dit une autre voix. J’ai, monsieur, une très-importante communication à vous faire.

Un peu rassuré, Herman laissa tomber son poignard, alluma une bougie, pria Boisseau d’attendre un instant, s’habilla et ouvrit sa porte, non sans une secrète émotion.

La physionomie de Boisseau offrait un curieux mélange de crainte, de suffisance et de curiosité.

Un moment, il garda le silence, frappé malgré lui de la beauté, de la jeunesse et surtout de l’air triste et candide d’Herman.

Il ne pouvait croire que cette mélancolique et charmante figure cachât un génie aussi pervers.

Malgré son malencontreux essai diplomatique, Boisseau, dans ce moment décisif, se sentait fort embarrassé d’expliquer le sujet de sa visite.