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— Eh bien ! tu es convaincu maintenant, j’espère, dit Pierre Herbin.

— Je suis convaincu, sans doute, que vous êtes capables de cette violence. Pourtant, si c’est la cupidité qui vous fait agir, je vous offre deux mille napoléons, à condition que vous me laisserez libre, et que vous partirez à l’instant de Paris.

— Ah çà ! tu nous prends donc décidément pour des misérables, dit Pierre Herbin.

— Allons, voyons… j’irai jusqu’à trois mille napoléons… Mais le fils du concierge du colonel vous accompagnera pour s’assurer que vous partez réellement, dit Boisseau, croyant apaiser ainsi les scrupules de ces hommes.

— Tu irais à quatre et à cinq mille napoléons, entends-tu, que tu n’obtiendrais rien de nous ; voilà comme nous sommes, dit Pierre Herbin. Ah çà ! ton cocher doit s’ennuyer ; il s’agit de le renvoyer avec toi ou ton manteau : c’est tout un ; mais avant il faut te mettre en sûreté ; ne fais pas l’enfant, tu n’es pas capable de nous résister ; et je te préviens qu’au lieu d’avoir des friandises, je te mettrais au pain et à l’eau. Nous avons ici une excellente cachette. Tu n’as pas besoin de savoir à qui elle était destinée. Seulement, je dois te prévenir que, pour plus de prudence, tu n’auras d’autre lumière que celle que le bon Dieu donne à la nature. Es-tu prêt ?

— J’irai jusqu’à cinq mille napoléons ; je vous donne ma parole d’honneur de rester muet sur tout ceci.

Pierre Herbin haussa les épaules et dit à Boisseau ; — Voyons, veux-tu nous suivre de gré ou de force ?

— Vous êtes des infâmes !… Allons… marchez, je vous suis, dit Anacharsis, voyant tout espoir perdu.

Pierre Herbin prit la bougie, ouvrit la porte d’une sorte de petit cabinet situé d’un côté de l’alcôve d’Herman. Le fond de ce cabinet était garni de porte-manteaux chargés d’habits.

Pierre Herbin toucha, sans doute, une serrure cachée, car ce qu’on aurait pris pour la muraille s’ouvrit comme le battant d’une large porte, et l’on put voir une petite chambre assez élégamment meublée, seulement éclairée par un jour de souffrance très-étroit, solidement grillé et si élevé, qu’en mettant sur le lit le seul fauteuil qu’il y eût dans cette chambre, on n’aurait pu y atteindre.

— Tu vois, dit Pierre Herbin à Anacharsis, qui entrait avec précaution dans ce réduit, tu vois que tu ne seras pas trop mal logé ; seulement il faudra te passer de feu… toujours pour plus de précaution. Tu auras la ressource de rester couché…

— Vous êtes donc sans aucune pitié ?… dit le malheureux Anacharsis.

Sans aucune pitié ? répondit ironiquement Pierre Herbin. Peux-tu dire cela ? À quelle heure veux-tu déjeuner… À quelle heure veux-tu dîner ?

— Je déjeune à onze heures et je dîne à six, répondit Anacharsis en soupirant profondément.

— Vous serez servi, monseigneur, et très-exactement, dit Pierre Herbin en faisant un salut grotesque ; et il referma la porte de cette cachette, formée d’une planche de chêne très-épaisse, et renforcée de plusieurs barres de fer…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi que les deux complices en étaient convenus, Herman s’affubla du manteau d’Anacharsis, sortit de la maison, monta dans le fiacre, se fit descendre sur le boulevard des Invalides, après avoir, au nom d’Anacharsis Boisseau, donné ordre au cocher d’aller, rue de la Victoire, prévenir ses gens de ne pas l’attendre avant deux ou trois jours.


CHAPITRE IX.

Une visite.


Madame de Bracciano n’avait pas senti s’élever dans son cœur le moindre soupçon contre Herman, ensuite de son entretien avec le colonel.

Douloureusement affectée de voir calomnier celui qu’elle croyait si digne de son amour, elle avait attribué les paroles de Raoul à la jalousie, à l’envie.

L’affection de Jeanne pour Herman avait, pour ainsi dire, atteint à son paroxysme depuis qu’il lui avait raconté sa vie avec tant de candeur.

Depuis ce jour (la veille de celui où Boisseau avait été enfermé dans la maison du faubourg du Roule) madame Bracciano méditait une grande résolution.

Incapable de commettre une faute, le divorce lui parut le seul moyen d’arriver à ses fins et de concilier son amour et ses devoirs.

Elle ne voulait prévenir Herman d’aucun de ses projets ; elle le croyait d’une délicatesse et d’une susceptibilité si grandes, qu’elle ne doutait pas qu’il ne s’opposât de tout son pouvoir à la détermination qu’elle voulait prendre.

Dans quelques circonstances où madame de Bracciano avait indirectement soulevé cette question, Herman s’était prononcé si formellement à ce sujet, qu’elle le savait capable de s’éloigner à jamais, plutôt que d’être la cause d’une démarche toujours extrêmement grave pour une femme.

Quant à l’amour d’Herman, elle y croyait sincèrement.

Lorsqu’on aime avec candeur, avec dévouement, avec héroïsme, on est si heureux de ce sentiment, qu’on ne peut croire qu’il ne soit pas partagé. D’ailleurs, les regards furtifs, les demi-mots, les soupirs, les distractions, les rêveries d’Herman n’avaient pas échappé à Jeanne ; et puis, sans outrecuidance, la seule conscience de ce qu’elle valait et de ce qu’elle était lui suffisait pour être sûre de voir Herman accepter sa main avec ivresse dès qu’elle la lui offrirait.

Madame de Bracciano n’avait aucun reproche à se faire : son mari vivait loin d’elle ; aucune sympathie, aucuns rapports d’âge et de caractère n’existaient entre eux. Elle l’avait épousé par dévouement pour sa famille ; le divorce était établi pour remédier à ces incompatibilités profondes qui succédaient au mariage. Quoi de plus loyal, de plus rigoureusement juste, que de demander à jouir du bénéfice de cette loi !

Les femmes seules sont capables de cette persistance opiniâtre de volonté. Elles seules sont capables de s’aventurer si courageusement au milieu des événements les plus incertains, sans conseil, sans appui, avec l’unique espérance pour guide.

Madame de Bracciano était d’un caractère singulier. Elle n’avait pas d’amie intime, elle haïssait les confidences. Le véritable amour vit de lui, pour lui et par lui. Elle ne parlait donc de ses projets à personne, attendant avec calme le moment d’agir.

Le lendemain de l’incarcération de Boisseau par Herman et par Pierre Herbin, madame de Bracciano vit entrer chez elle, d’assez bonne heure, la princesse de Montlaur.

Celle-ci n’avait pas le moindre soupçon de l’amour de Jeanne pour Herman. Sûre de la solidité des principes de sa nièce, elle blâmait seulement chez elle un excès de pitié qu’elle trouvait mal placée sur cet étranger.

Néanmoins, depuis quelque temps madame de Montlaur avait remarqué un certain changement dans les habitudes de Jeanne : ses accès de tristesse et de gaieté folle, ses mélancoliques rêveries, et surtout la continuelle préoccupation où elle semblait plongée depuis le départ du colonel de Surville.

Raoul n’avait jamais caché l’admiration que lui inspirait madame de Bracciano ; mais il s’était toujours montré si respectueux, si sincèrement dévoué pour elle, que la princesse de Montlaur ne doutait pas qu’il ne fût aussi épris de Jeanne que résolu à contenir son amour dans les bornes de la plus tendre amitié.

Madame de Montlaur connaissait trop le cœur humain pour ne pas avoir souvent songé aux difficultés, aux dangers de la position de sa nièce, belle, jeune, charmante et mariée à un homme qu’elle ne pouvait aimer.

On a dit comment, indiscrètement instruite, à l’insu de sa tante, que le mariage qu’on lui proposait pouvait rappeler d’un cruel exil deux de ses vieux parents et faire rentrer la princesse de Montlaur dans ses grands biens, Jeanne avait formellement, impérieusement voulu cette union.

Ignorant la cause secrète de cette détermination, sa famille ne vit dans cette conduite que le vif désir, assez commun aux très-jeunes personnes, de se marier et d’avoir un grand état dans le monde ; et puis enfin, sans cette union, Jeanne restait très-pauvre, l’empereur ne consentant à rendre les biens immenses de la famille de Souvry qu’à la condition expresse que leur héritière épouserait le duc de Bracciano.

Plus tard, la princesse de Montlaur apprit par quelle courageuse abnégation Jeanne avait sacrifié son avenir au bien-être de sa famille.

Son admiration et sa douleur furent extrêmes, mais le malheur était irréparable ; ces circonstances rendaient donc la position de madame de Bracciano doublement intéressante aux yeux de sa tante.

Connaissant la noblesse du caractère de Raoul et l’éminente vertu de Jeanne, la princesse de Montlaur vit donc presque sans crainte se développer chez M. de Surville un amour vif et pur qu’elle croyait partagé par madame de Bracciano.

Il faut prendre l’humanité pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle peut, pensait la princesse. Jeanne remplit rigoureusement ses devoirs d’honnête femme ; elle a pour son mari les égards qu’elle lui doit, sa conduite avec lui est irréprochable. Ce mari n’a ni ses goûts ni son âge ; il ne peut exister entre eux aucune sympathie : combien de jeunes femmes à sa place auraient failli !

Qu’importe donc qu’elle ait le cœur tendrement occupé ? L’homme qu’elle aime est en tout digne du sentiment délicat qu’il inspire. Pour Jeanne, ce vertueux et touchant amour sera la sauvegarde la plus sûre contre les périls qui environnent une jeune femme.

Sans doute, cette manière de penser s’éloignait un peu de l’austère et rigide théorie du devoir ; mais les résultats que la princesse avait le droit d’en attendre assuraient le bonheur et la tranquillité de sa nièce.

Voyant donc Jeanne plus rêveuse, plus absorbée que d’habitude depuis le départ du colonel, madame de Montlaur, sachant combien il y a de consolations dans une confidence même indirecte, venait tâcher d’en-