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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/104

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— Oui ; c’est surtout aujourd’hui qu’elle me manque, je le sens plus vivement que jamais. Enfin, je ne sais pourquoi l’accent de votre voix, tout à l’heure si émue, m’a rappelé son accent à elle, lorsqu’elle me disait : « Mon enfant ! »

Et pensive, Jeane reprit en soupirant :

— Ah ! si vous eussiez connu ma mère, monsieur Delmare, combien vous l’auriez aimée !

Ces mots si simples firent tressaillir Charles Delmare et soudain évoquèrent en sa mémoire toutes les phases du dernier amour de sa jeunesse, amour plein d’enivrements, de souffrances, de remords désespérés ; passé si cher et si douloureux à son cœur ; amour d’abord coupable, puis épuré, régénéré par la paternité qui le transformait en la plus sainte des passions personnifiée dans sa fille idolâtrée ; mais il devait lui cacher à elle-même cette idolâtrie sous les dehors d’une affection pâle et froide auprès de celle qu’il ressentait.

Le vœu incessant de Charles Delmare, plus encore, son devoir de père, ce devoir sacré qu’il ne pouvait invoquer même auprès de sa fille qu’en déshonorant la mémoire d’une mère qu’elle adorait et vénérait, ce devoir, enfin, lui commandait de veiller incessamment sur Jeane, d’entourer de la sollicitude la plus tutélaire, la plus éclairée chacun des pas qu’elle ferait un jour dans l’épineuse carrière de sa vie de femme, d’être, en un mot, son ange gardien.

Et Charles Delmare voyait la destinée de son enfant confiée à des mains étrangères, dignes et pures, sans doute, mais qui, un jour, pouvaient errer ou défaillir sans qu’il eût le droit de se plaindre ou d’intervenir.

Enfin, s’il était instruit du prochain mariage de Jeane, il devait uniquement à la bénévole confiance de ses amis la connaissance de ce fait d’une si haute importance dans les circonstances présentes ; ce fait seul pouvait rassurer pleinement Charles Delmare sur ce qu’il redoutait des conséquences de la première entrevue de San-Privato et de Jeane ; cependant, après la soudaine révélation de ces projets de mariage qui dissipèrent d’abord ses appréhensions, Charles Delmare, réfléchissant bientôt à l’inexorable logique des sentiments, observa plus attentivement encore la physionomie de sa fille. Elle lui parut souriante, remplie de confiance, de sérénité ; rien ne trahissait sur ses traits enchanteurs l’ombre même d’une arrière-pensée. Pourtant, et un père seul pouvait concevoir une pareille crainte, pourtant il lui sembla peu convenable que Jeane se fût sitôt soustraite à l’influence de ses impressions de la veille au sujet de son cousin, impressions trop vives,