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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/108

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Maurice cédait à la même crainte que vous, et que cette crainte devait exciter mes moqueries : or quelle était cette crainte ?

— Une crainte absurde, — répondit Jeane rougissant et s’efforçant de nouveau de sourire.

Puis, sa voix trahissant un imperceptible frissonnement, elle ajouta :

— Il nous semblait qu’un danger nous menaçait…

— Un danger ?

— Mes paroles vous semblent incompréhensibles, cher maître ?

— Non… mais…

— Que voulez-vous, — reprit Jeane avec une sorte d’abattement, — il est naturel que vous ne compreniez pas ce qui nous semblait inexplicable, à Maurice et à moi. En un mot, — ajouta Jeane d’un accent presque précipité, comme si elle avait hâte d’achever cet aveu, — depuis l’arrivée de ma tante San-Privato et de son fils, et surtout depuis la soirée d’hier, Maurice et moi nous avions tous deux le cœur attristé, serré, sans savoir pourquoi, — ajouta vivement Jeane, — oh ! sans savoir pourquoi… En un mot, voyez l’absurdité de notre crainte, il nous semblait avoir conscience d’un danger prochain. Quelle folie !

Jeane, en prononçant ce dernier mot, ne put réprimer un tressaillement significatif : elle dissimulait sa pensée ; ce qu’elle taxait de folie n’était pas, à ses yeux, si fou qu’elle voulait bien le dire, et, malgré son apparente sécurité à l’endroit de ce danger, il était évident qu’elle le redoutait encore.

— Ô mes pressentiments, d’où veniez-vous, mystérieux instincts qui presque jamais ne nous trompent ? Le calme n’est qu’à la surface de l’âme de ma fille ; elle me cache son secret, elle n’a aucune raison de me le confier. Que suis-je à ses yeux ? un étranger !

Puis Delmare répéta tout haut :

— Cette crainte chimérique… cette crainte folle… ainsi que vous le dites si bien, chère mademoiselle Jeane, a, je l’espère, complétement disparu, maintenant que Maurice et vous êtes certains d’être bientôt unis ?

— Oh oui ! Autant nos cœurs étaient hier attristés, serrés, navrés d’appréhensions, autant ils sont aujourd’hui satisfaits, épanouis, rassurés ! Peut-il en être autrement ? Qu’avons-nous à craindre maintenant ? Rien, rien ! Nous ne sommes plus des enfants, nous n’avons pas peur des fantômes ! — reprit Jeane avec une sorte de volubilité fébrile et semblant vouloir s’étourdir et échapper à l’obsession d’une pensée qui intérieurement la dominait malgré elle. — Ah ! cher maître, quel bonheur sera le nôtre !