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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/126

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Ces semblants n’abusaient en rien Charles Delmare ; il avait blessé à vif et au sang l’amour-propre de San-Privato, et n’ignorait pas que ces blessures, surtout cruelles à ceux-là qui se devraient croire à l’abri du ridicule, leur sont d’autant plus douloureuses qu’ils les dissimulent et qu’elles saignent, si cela se peut dire, en dedans. Charles Delmare voyait donc avec raison un ennemi mortel dans San-Privato : sa froide dissimulation, le puissant empire qu’il possédait sur lui-même, son esprit insidieux, le charme incontestable de sa personne et jusqu’à l’ignoble espionnage auquel il s’était livré dans la matinée, preuve flagrante de sa ténébreuse perversité, le rendaient redoutable aux yeux de Charles Delmare. Loin de dédaigner ce dangereux adversaire, il se tenait attentivement sur la défensive, et, rendant feinte pour feinte à Albert, il le félicitait avec une apparente bonhomie de l’apaisement de sa migraine.

L’entretien durait depuis quelques moments sur un sujet insignifiant, lorsque, s’arrêtant à l’un des tournants du chemin montueux d’où l’on découvrait un immense panorama éclairé par les rayons de soleil matinal, et offrant aux yeux ravis de merveilleux effets d’ombre et de lumière, San-Privato, affectant d’être soudain frappé à l’aspect des magnificences de cette nature grandiose, dit à Maurice :

— Quel admirable coup d’œil ! c’est splendide ! Ah ! combien il est dommage, et tu dois savoir cela cent fois mieux que moi, cher Maurice, toi, un véritable artiste, grâce aux excellentes leçons de M. Delmare… combien il est dommage que la peinture soit impuissante à reproduire l’immensité de ces plaines, de ces coteaux, de ces vallons, de ces bois, qui s’étendent à perte de vue jusqu’aux lointains horizons !

— Ah ! mon cher Albert, à qui adresses-tu cette observation ? À un malheureux rapin rustique ! toujours plongé dans l’abomination de la désolation de son incapacité, lorsqu’il s’agit de fonds. Les ciels vont encore, tant bien que mal, et, le blaireau aidant, je parviens à masser des nuages, à leur donner un certain fuyant ; enfin, je réussis mieux encore mes premiers plans ; mais les fonds… ah ! les fonds sont mon désespoir ; et ils ne désespèrent pas que moi seul, n’est-ce pas, cher maître ? — ajouta Maurice s’adressant à Charles Delmare.

Celui-ci, se tenant, nous l’avons dit, sur la défensive à l’égard de son adversaire, et trouvant singulier que San-Privato, dans la disposition d’esprit où il devait être, songeât beaucoup à admirer les merveilles de la nature, cherchait à part soi, mais en vain, le