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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/167

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XXIX

Pour se rendre compte de l’hilarité de Charles Delmare et de sa fille au premier aspect de San-Privato, il faut se souvenir qu’une poignée de ses cheveux était restée dans la robuste main de son cousin lorsque celui-ci l’avait soutenu au-dessus de l’abîme ; le crâne d’Albert offrait donc, du côté gauche, une assez large place dénudée complétement, et le reste de la chevelure, naguère si lustrée, si correctement frisée, mais alors roidie par la sueur séchée, se hérissait, s’ébouriffait, et sa charmante figure, en ce moment décomposée, livide, avait une expression piteuse, rendue presque grotesque par la contraction de ses paupières obstinément fermées ; enfin, sa cravate tordue, ses habits en désordre, sa position à califourchon sur le dos de Maurice, duquel il entourait le cou de ses deux bras, tandis que ses jambes fluettes ballottaient de ci de là, sortant de son pantalon, qui, remonté presque jusqu’au genou, laissait voir un caleçon aux cordons dénoués. En un mot, la personne du jeune diplomate offrait un ensemble si complétement ridicule, qu’il justifiait l’accès de sardonique hilarité de Jeane et de son père, hilarité bruyante, aux éclats de laquelle San-Privato ouvrit soudain les yeux.

— Nous voici dans les prés ; tu n’as plus rien à craindre, mon ami, — dit cordialement Maurice.

Puis, desserrant les bras et redressant sa grande taille, il fit glisser debout sur le gazon Albert, de qui les jambes engourdies flageolèrent d’abord quelque peu ; puis il reprit son équilibre, tandis que Maurice, s’adressant affectueusement à Charles Delmare :

— Vous riez, cher maître ; mais cette autre charmante rieuse, que voilà, vous dira que, tout à l’heure, rien n’était moins plaisant que notre position à tous trois.

Envisageant alors son cousin, qui, malgré sa présence d’esprit, son audace, sentait le ridicule atroce de sa position, Maurice ajouta, se sentant aussi gagné par l’envie de rire :

— Le fait est, mon cher Albert, que te voici fièrement défrisé, tu es à moitié chauve d’un côté ; mais, heureusement, tes cheveux