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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/172

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sauvée, délivrée du souvenir de M. San-Privato, qui m’obsédait encore malgré moi… mais, je te le jure, Maurice, mon amour pour toi était sinon plus passionné, du moins plus sérieux… j’y voyais mon salut. Cependant, mystère inexplicable ! parfois je te comparais involontairement à M. San-Privato, et mon dépit contre lui s’exaspérait, lorsque parfois cette comparaison ne tournait plus à ton avantage. Puis, cet homme étrange, tour à tour, à mes yeux, séduisant, ridicule ou redoutable, était pour moi une sorte d’énigme vivante, je m’efforçais de le deviner ; de sorte que je pensais plus souvent à lui qu’à toi, sans pour cela t’aimer moins, Maurice… je l’affirme… tu dois me croire.

— Je veux te croire… Jeane… je te crois.

— Cette chère et adorable fille se serait concertée avec moi qu’elle ne servirait pas mieux mes projets, — pensait Albert, tandis que la fiancée de Maurice poursuivait ainsi son vaillant et loyal aveu :

— Nous nous sommes mis en route pour la grotte de Treserve. M. San-Privato, lisant, disait-il, nos pensées secrètes… et il les lisait, a été sur le point de te révéler le mélange d’attrait et de crainte qu’il m’inspirait. Cette révélation pouvait te faire douter de mon cœur… j’ai été lâche… dissimulée… La peur de te causer un grand chagrin m’a rendue complice du mensonge de M. San-Privato… j’ai feint devant toi de n’avoir jamais ressenti pour lui que de la répulsion.

Puis, se recueillant pendant un moment, la jeune fille reprit :

— Deux mots encore : je termine en te suppliant de rester maître de toi. Me le promets-tu ?

— Je te le promets.

— Tu nous as précédés dans le sentier de la grotte… M. San-Privato marchait devant moi… je l’ai vu bientôt trébucher, tomber, étourdi par le vertige ; mon premier mouvement a été de le secourir, ainsi que j’aurais secouru toute autre personne en péril ; je l’ai retenu, soutenu de toutes mes forces, au moment où il allait rouler à l’abîme, et je t’ai appelé à mon aide ; tu approchais, lorsque, soudain, cet homme que voilà, attachant sur moi un regard brûlant, me dit : « Jeane, tes forces sont à bout… les miennes aussi. Je suis perdu… ne me plains pas, la mort me sera douce… je t’aurai dit : Je t’aime ! » Au moment où il prononçait ces mots, je me penchai vers lui afin de le soutenir. Nos visages se touchaient presque ; les lèvres de cet homme se sont appuyées sur les miennes.

— Maurice ! — s’écria Charles Delmare saisissant le bras du