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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/189

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être envié ! Non, non, Jeane s’abuse elle-même en croyant t’avoir, pendant un instant, préféré à moi… et…

— Viens, Maurice, — s’écria Jeane ; — fuyons cet homme, non parce qu’il est redoutable, mais parce qu’il inspire le dégoût que provoque l’aspect d’un reptile.

Et, s’adressant à Charles Delmare d’un ton pénétré :

— Ah ! pour la première fois, votre amitié, toujours sage et éclairée, nous a donné un conseil funeste… Cet exécrable entretien n’a que trop duré !

— Non ! — s’écria Charles Delmare tremblant de voir son secret révélé par San-Privato.

Et, cédant soudain à une inspiration secrète :

— Non, — reprit-il avec un accent d’affectueuse autorité dont Jeane fut profondément frappée, non, mes enfants, non, cela n’a pas assez duré ; je vous conjure d’entendre votre cousin jusqu’à la fin, il le faut… c’est pour vous un devoir… et son accomplissement, si pénible qu’il soit, sera fécond pour vous… croyez-moi.

— L’accent de ce Delmare n’est plus embarrassé ainsi qu’il l’était tout à l’heure ; il parle sincèrement en adjurant Jeane et Maurice de m’écouter jusqu’à la fin. Quel est son projet ?… Il ne peut songer à me servir… Enfin, nous verrons bien… — pensait San-Privato, tandis que Maurice, irrité contre Charles Delmare, lui disait d’un ton brusque et résolu :

— Monsieur, vous trouverez bon que, cette fois, je diffère d’opinion avec vous… il nous en a déjà trop coûté d’avoir suivi vos avis. Allons, Jeane, — ajouta le jeune homme avec angoisse, — et, s’il le faut, nous fuirons à toutes jambes ce démon qui s’acharne à nous torturer… Viens…

— Monsieur Delmare, — dit San-Privato d’un ton significatif, — rappelez-vous votre promesse… sinon…

— Maurice, mon enfant, mon cher enfant, — dit Charles Delmare saisissant la main de Maurice, qui s’éloignait avec Jeane, — si étrange, si cruelle que doive vous paraître mon insistance en ce moment, je vous en supplie, croyez à mes conseils. Vous êtes-vous jamais repenti de les avoir suivis ? Ne suis-je pas votre ami ? Ne vous ai-je pas, de cette amitié, donné bien des preuves depuis trois ans ? Pouvez-vous, mes amis, me supposer capable de vouloir vous égarer ? La continuation de cet entretien vous semble pénible, odieuse, je le sais : il en doit être ainsi ; mais, voyez-vous, Maurice, certains breuvages sont d’autant plus salutaires que leur amertume est plus grande.