Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/219

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le sens… cette pensée, que mon cruel sacrifice aura du moins assuré le bonheur de Jeane, ne suffira pas à me consoler de notre séparation, hélas ! éternelle. J’aurai, je le prévois, à lutter contre des accès de douloureuse défaillance, de désespoir atroce ; je ne trouverai pas, dans l’accomplissement du plus sacré des devoirs, dans la satisfaction de moi-même, cette puissance de résignation qui fait le calme des âmes fortes ; non, il ne se passera pas un jour, pas un instant sans qu’au fond de ma nouvelle solitude, solitude morne, désolée, comme mon cœur, je me dise : « Quand j’étais là-bas, à cette heure-ci, j’attendais le moment de voir ma Jeane ; » ou bien : « Je la voyais ; » ou bien : « Je l’avais vue. »

Et, étouffant ses sanglots, Charles Delmare ajoute :

— J’accomplirai mon devoir jusqu’à la fin, j’en jure Dieu ! mais je serai bien malheureux… oh ! bien malheureux !

— C’est vrai, — reprit Geneviève, — c’est vrai, tu es bien malheureux ; mais tu peux te dire qu’il y a quelqu’un de plus à plaindre que toi : c’est moi. Ah ! si tu savais quelle est ma peine de te voir tant souffrir et de ne pouvoir que pleurer avec toi !

— Pardon, bonne mère ! — reprit Charles Delmare plus calme ; — oui, pardon pour mon injustice, pardon pour mon ingratitude ; non, je ne suis pas le plus malheureux des hommes ! Je le serais si je ne t’avais près de moi, toujours dévouée, toujours compatissante à mes afflictions ; non, non, je ne suis pas le plus malheureux des hommes, car, lorsque viendra le jour où je devrai pour jamais me séparer de ma fille, je pourrai du moins te parler d’elle.

Et Charles Delmare, entendant sonner deux heures du matin, ajoute :

— La nuit s’avance, va te reposer, nourrice. Je vais tâcher de m’endormir ; le sommeil réparera mes forces, car demain j’en aurai besoin : je prévois une journée de vives et pénibles émotions. Dans quel état moral retrouverai-je Jeane et Maurice ? Ah ! ces pauvres enfants ne causent pas seuls mes inquiétudes. M. Dumirail lui-même, ce soir…

Et, s’interrompant :

— Cherchons d’abord le sommeil, raffermissons-nous pour une nouvelle lutte peut-être ! Bonsoir, nourrice ! bonsoir, bonne mère ! à demain !

Geneviève regagna la cuisine, où elle couchait ; Charles Delmare s’étendit sur son lit. Bientôt la nourrice et son fieu trouvèrent dans le sommeil l’oubli momentané de leurs peines.