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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/221

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souvenirs que l’isolement seul pouvait rendre d’une ténacité dangereuse.

L’influence de San-Privato sur Maurice avait été tout autre ; il avait blessé, envenimé des sentiments irritables tels que l’amour-propre et la jalousie, égaré des aspirations généreuses, telles que l’émulation et l’ambition de parvenir à une position élevée par un mérite éclatant ; aussi cette influence devait-elle être durable et durait encore, malgré l’absence de celui de qui elle émanait.

— Jeane, — dit Maurice d’une voix grave et émue, — nous avons à causer sérieusement, très-sérieusement ; je te demande de me répondre avec ta franchise habituelle.

— Jamais je n’ai manqué de sincérité envers toi, jamais je n’en manquerai, — reprit Jeane, attristée de voir son fiancé soucieux, abattu, malgré le départ de leur mauvais génie ; — parle, je t’en prie ; l’accent de tes paroles m’inquiète.

— Avant tout et d’abord, Jeane, m’aimes-tu toujours ?

Cette question, l’angoisse peinte sur les traits navrés de Maurice, surprirent péniblement la jeune fille, et elle le contempla d’un air si candide, si navré, que le jeune homme, profondément attendri, s’écria :

— Oh ! tu m’aimes encore ! je le vois, je le sens !… tu m’aimes toujours !

— Tu en doutais ?

— Non, non ! pardonne-moi !

Et Maurice ajouta, en portant la main à ses yeux humides :

— Ah ! c’est qu’hier, c’est que cette nuit, Jeane, si tu savais, j’ai tant souffert ! Hélas ! si je doute encore, ce n’est plus de toi, c’est de moi-même !

— Douter de toi… et pourquoi ?

— Parce que, maintenant, j’ai conscience du peu que je suis, et, plus que jamais, j’ai conscience de tout ce que tu vaux par le cœur, par la beauté, par l’esprit, par ce trésor de charmes qui ont…

Maurice s’interrompit et acheva ainsi mentalement sa pensée.

— Qui ont enflammé cet exécrable San-Privato, et il a pu cependant comparer Jeane aux femmes les plus séduisantes !

La jeune fille, étonnée de la brusque réticence de son fiancé, lui dit :

— De grâce, achève ta pensée… puis, — ajouta Jeane avec un demi-sourire, — je ferai bonne justice de tes flatteries.

Maurice se recueillit pendant un instant et reprit :

— Jeane, si cette conscience du peu que je suis me donnait le