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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/223

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même ; je répondrais de notre bonheur à tous deux jusqu’à notre heure dernière.

— De sorte que, si notre condition nous plaçait dans un monde brillant dont tu serais la reine, tu douterais de toi, de notre bonheur ?

— Oui.

— Jeane, que dis-tu ?

— La vérité. Tiens, vois-tu, je ne sais quel instinct de conservation, quelle voix secrète de l’âme me dit : « Reste ici près de Maurice, ton époux bien-aimé ; à cette condition, votre bonheur à tous deux est assuré ; mais, si tu mets le pied dans le tourbillon du monde, tu seras entraînée malgré toi, tu seras malheureuse, tu regretteras ta chère retraite du Jura. » Maurice, mon ami, ne bravons pas l’inconnu, ne tentons pas la destinée ; soyons reconnaissants envers la Providence : elle nous a sauvés peut-être de nous-mêmes par le brusque départ de cet homme, qui déjà nous a fait tant de mal, et dont, à cette heure encore, tu subis à ton insu l’influence. Je te le répète, nous sommes perdus peut-être si nous cherchons le bonheur ailleurs qu’ici.

— Ah ! je voudrais croire à tes paroles !

— Pourquoi en douter ?

— Et tes aveux, les oublies-tu, Jeane ? Oublies-tu donc ton enivrement soudain causé par le seul récit de ces fêtes que racontait notre cousin ?

— S’il a suffi d’un récit pour m’enivrer, juge donc, d’après cela, ce que serait pour moi la réalité ! — s’écria la jeune fille dans un élan de franchise d’une naïveté presque effrayante qui frappa Maurice d’une sorte de stupeur, car il ne trouva pas un mot à répondre à sa fiancée, qui poursuivit : — Me croiras-tu maintenant ? me croiras-tu ?

— Oh ! oui, je te crois, Jeane.

— Et vous ne sauriez mieux faire, Maurice, car jamais la vérité n’a parlé langage plus saisissant, — dit Charles Delmare, qui, en venant à la rencontre des deux fiancés, avait entendu les dernières paroles de Jeane.