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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/225

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hier, durant cet entretien dont vous étiez révolté, cet homme n’essayait-il pas, avec son astuce habituelle, de vous persuader que Jeane, possédée du désir secret de briller dans le monde, se résignerait à regret, par déférence pour vous, à une existence obscure ? Aussi, qu’arrivait-il ? Vous cédiez à un sentiment généreux en soi ; vous vouliez parvenir à une position élevée, afin d’offrir un jour à Jeane un nom digne d’elle. Ce projet, comment pouvait-il s’accomplir ? D’abord, à la condition d’ajourner votre mariage ; puis, pour embrasser une nouvelle carrière, il fallait vous séparer de Jeane, aller à Paris : là vous attendaient mille tentations, mille occasions de faillir, rendues plus dangereuses encore par votre inexpérience des hommes, par votre candeur loyale, par la fougue de votre naturel. Alors, qui sait ? pauvre enfant, oubliant les austères principes de votre jeunesse, la foi promise à votre fiancée, les enseignements de votre famille et plus tard mes remontrances ; entraîné, égaré, vous vous précipitiez peut-être dans un abîme de malheur, et ainsi vous tombiez dans le piège que vous tendait San-Privato, jaloux de votre bonheur ; il les tuait tous deux, l’un par l’autre, faisant de vous-même l’artisan de votre perte, et cet homme triomphait dans sa haine assouvie !

— Mon Dieu ! serait-ce possible, cher maître ?… Croyez-vous un homme, si méchant qu’il soit, capable d’une si infernale machination ? — dit Maurice avec un accent de doute et d’effroi. — Cependant ainsi s’éclaircirait le mystère de sa conduite. Mais quel mal lui ai-je donc fait, à ce démon ?

— Un ange vous aime, vous préfère à ce démon : de là sa haine et sa rage ; mais l’ange veillait. Jeane, en tremblant pour elle, tremblait aussi pour vous ; alarmée de vos projets ambitieux, y voyant votre perte à tous deux, elle a trouvé dans sa ferme raison, dans son cœur et surtout dans son amour, la force, le pouvoir de vous convaincre.

— Oh ! oui, elle m’a convaincu à jamais, convaincu que chercher le bonheur ailleurs qu’ici et près d’elle, ma compagne chérie, c’était folie ! — s’écria Maurice avec l’expansion d’une ineffable conviction ; — je la crois maintenant. Jeane, mon bon ange, notre cher maître l’a dit, tu veillais sur moi.

— Ah ! mon bien-aimé Maurice ! — reprit Jeane, non moins radieuse que son fiancé, — je ne regrette plus maintenant ce que nous avons souffert depuis trois jours. Qui sait si nous n’aurons pas acquis la sagesse à ce prix ?

— Parvenir à la sagesse en passant par la folie, ah ! cher maître, quelle école ! Et quand je pense qu’il y a trois jours…