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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/363

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courage, par la richesse, par le rang ! de beaux jeunes gens, cités par leurs succès, d’intrépides capitaines, de profonds politiques, des Crésus vingt fois millionnaires, des grands seigneurs, des rois ! des poëtes illustres ! et pourtant, ô doña Juana ! doña Juana ! ces fronts cicatrisés par les batailles, couronnés par la royauté ou sacrés par le génie, tu les tiens servilement courbés sous le satin de ta bottine, parce que ces hommes sont à toi et que tu n’es pas à eux, parce que rien ne peut troubler l’inexorable sérénité de ton mépris pour tes adorateurs. Ces grands esprits, ces grands cœurs sont à tes pieds, tu les foules ; ils souffrent, ils saignent, et tu passes, effeuillant ton bouquet d’un air distrait ; tu passes insatiable de triomphes, et rêvant la conquête de ces inconnus qui n’ont pas encore subi ton redoutable empire !

— Oh ! mystère étrange ! — murmura Jeane écoutant avidement les paroles de San-Privato ; — vous dévoilez les plus secrètes aspirations de mon âme, celles-là dont j’avais à peine conscience et que je craignais de m’avouer à moi-même ; oui, ces triomphes d’une coquetterie infernale, je les rêvais… vaguement… depuis que j’ai tant souffert. Ah ! régner ainsi en souveraine, pendant un jour, me venger du mépris qui a brisé mon cœur, et mourir ensuite !

— Mourir ? Non, non ! mieux vaut vivre, Jeane, et vivre longtemps, tour à tour idolâtrée, haïe et redoutée ; vivre auprès d’un mari, à la fois ton amant, ton ami, le confident et peut-être le complice de tes vengeances ! Oh ! dis, entre vous deux, quels adorables épanchements, quelles inépuisables railleries sur les victimes, dont vous comptiez le nombre passé, présent et à venir ! Que de rires pour tant de larmes versées par tes esclaves ou tes rivales ! quelle confiance, quelle sécurité vous auriez eue, ton mari et toi, l’un envers l’autre, parce qu’il eût été le seul homme digne de toi, et toi, la seule femme digne de lui ! vous auriez été pour d’autres un objet d’épouvante ! N’ayant jamais de secrets l’un pour l’autre, vous seuls pouviez pousser l’inexorable audace d’une confiance réciproque jusqu’à ces limites devant lesquelles les plus hardis avaient reculé. C’est ainsi que, forts de votre double force, cuirassés par le dédain, inaccessibles à la pitié, vous braviez et dominiez ce monde brillant et choisi dont les portes s’ouvraient devant toi ! Dis, Jeane, était-il un sort plus digne d’envie ? — ajouta San-Privato de sa voix la plus tendre, la plus pénétrante, tandis que ses traits enchanteurs exprimaient un amour passionné. — Oh ! si tu m’avais aimé, pourtant, telle au-