Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/365

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— Non, il est trop hardi, vous n’oseriez.

— Mais encore…

— Vous n’oseriez, vous dis-je.

— Vous devez cependant, Albert, être convaincu que maintenant l’audace ne manque pas à la nouvelle Jeane.

— Ah ! si vous aviez cette vaillance… oh ! alors, oui, je croirais à votre amour, je ne douterais plus de notre prochain mariage, et bientôt doña Juana compterait ses jours par ses succès, ses plaisirs et ses vengeances !

— Ce moyen, ce moyen ?

— Il faudrait d’abord quitter votre tante.

— Quitter ma tante… elle qui a pris soin de ma première jeunesse, et m’a traitée comme sa fille.

— En effet, tout à l’heure elle vous a rappelé ses bienfaits en des termes…

— Qui m’ont profondément humiliée, blessée, je l’avoue, et il me sera impossible maintenant d’oublier cet outrage ; une invincible froideur régnera désormais entre moi et la mère de Maurice, — répondit Jeane avec amertume.

Puis elle ajouta, pensive :

— Quitter ma tante… Et où irais-je ?

— Chez ma mère, — reprit San Privato d’une voix pressante. Ma mère serait si heureuse de vous accueillir ! Puis…

San-Privato fut soudain interrompu par Josette, qui entra vivement dans la chambre, en s’écriant :

— Mademoiselle, mademoiselle, quel bonheur ! c’est ce digne M. Delmare ; il demande à vous voir, ainsi que madame.

— Priez M. Delmare d’entrer, — répondit San-Privato à la servante, — et allez prier madame Dumirail de venir ici à l’instant.

Josette sortit pour exécuter les ordres d’Albert, qui, s’adressant à Jeane :

— Nous continuerons notre entretien après le départ de M. Delmare ; mais votre tante ne lui a pas écrit, il ignorait votre adresse, comment l’a-t-il découverte ?

— Je ne sais ; mais sa présence me serait désormais odieuse, intolérable, — répondit Jeane cédant encore moins peut-être à l’horreur que devait lui causer la présence de l’homme qu’elle regardait comme le meurtrier de son père, qu’au remords de sa conscience, lui reprochant d’oublier si tôt les sages et paternels conseils de son cher maître, et la légitime répulsion qu’il lui avait inspirée au sujet de San-Privato.