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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/484

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Delmare reprit, après un moment de silence :

— Hier, Geneviève, je t’ai dit ma stupeur, mon désespoir en apprenant que Jeane s’était retirée chez madame San-Privato.

— Oui… et, puisque ces Dumirail traitent cette pauvre enfant quasiment comme une étrangère, tu as fièrement eu raison de leur jeter à la face qu’elle était ta fille, et que tu saurais la défendre.

— Quoi qu’il m’ait coûté, cet aveu m’offrait l’unique moyen de mettre peut-être terme à l’aversion que j’inspire à Jeane, puisqu’elle me croit le meurtrier de son père ; cependant, cet aveu, contenu dans cette lettre, — ajouta Delmare montrant l’enveloppe déposée sur la table, — cet aveu, je te le répète, m’a coûté ; j’ai longtemps hésité à le faire à ma fille.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me faut instruire Jeane de la coupable faiblesse de sa mère, pour qui elle a conservé le plus tendre respect et qu’elle regarde comme un ange de vertu.

— C’est là, sans doute, une bien pénible nécessité, mon Charles ; mais, puisque, toi qui es l’honneur et la bonté mêmes, tu t’es décidé à cette révélation, dame, c’est qu’elle était indispensable.

— Oui, indispensable ! — répondit Delmare avec une sombre amertume. — J’ai mis en balance l’honneur de la morte et celui de la vivante ; j’ai longtemps pesé mon action en mon âme et conscience ; après quoi, j’ai cru devoir déshonorer la mère dans l’espoir de sauver la fille.

— Ah ! mon Charles, que c’est triste ! Combien tu as dû souffrir d’en être réduit là !

— C’est justice ; c’est l’expiation du passé, de ce funeste passé dont j’adresse à Jeane un long récit. J’y ai joint l’une des lettres de sa mère. Elle me l’écrivait après que, pour la première fois depuis son veuvage, je l’eus rencontrée accompagnée de Jeane encore tout enfant. Emmeline, dans cette lettre, me pardonne de l’avoir abusée en prenant le nom de Wagner, et reconnaît qu’en hésitant autrefois à l’enlever à son mari, je cédais à des scrupules honorables, nés de ma ruine presque complète. Enfin, la mère de Jeane me rend son affection, son estime, mais ajoute que ma présence a réveillé en elle de cruels remords, et que sa fille, notre enfant, jusqu’alors son unique consolation, lui a, pour la première fois, causé une impression pénible en lui rappelant, par sa présence, sa faute et la mort tragique de son mari…

— Cette lettre de sa mère prouvera clair comme le jour à ta Jeane que tu es son père.