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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/504

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— Non, j’ai toute ma raison, toute ma raison, pauvre malheureux père que tu es !

— Pourquoi m’appelles-tu maintenant pauvre malheureux père, lorsque tu me vois, au contraire, si heureux d’être là près de toi ? Dis, mon enfant, je t’en conjure, explique-moi le sens de ces paroles étranges ; malgré moi, elles m’épouvantent. Et puis, tiens, je t’en supplie, ne me regarde pas ainsi ; tu me donnes envie de pleurer… mon cœur se fend, se brise, sans que je sache pourquoi.

— Que sera-ce donc, ô mon père, lorsque tu connaîtras la cause de tes douloureuses appréhensions ?… lorsqu’à tes pressentiments succédera la certitude ?… Ce moment est venu, écoute…

Mais Jeane, s’interrompant, se dirige vers la porte, donne à la serrure un double tour de clef, puis la met dans sa poche, à l’extrême surprise de Delmare, qui, s’adressant à sa fille :

— À quoi bon fermer la porte et ôter la clef de cette serrure ?

— Afin que tu ne puisses pas sortir.

— Et pourquoi, mon enfant, crains-tu que je ne sorte ?

— Ah ! pourquoi ? — reprit la jeune fille avec un sourire sinistre. — C’est que, vois-tu, père, un homme est bientôt…

Mais Jeane, par une soudaine réticence, ne termina pas et laissa suspendu le mot tué.

— Achève ! — reprit Delmare ne pénétrant pas la pensée de sa fille, — achève !… que veux-tu dire ?

— Je veux dire qu’un homme est bientôt entraîné par de fâcheux emportements.

— Tu me dissimules ta pensée ; ce n’est pas cela que tout à l’heure tu allais dire.

— C’est vrai ; mais il n’importe ; écoute-moi, et tu vas savoir pourquoi je te demandais ce qu’il te semblait aujourd’hui de ta fille !


XIX

Delmare, en proie aux plus cruels pressentiments, accablé par l’émotion, s’assit au bord de son grabat, appuya ses coudes sur