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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/514

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voulant tenter de combattre les projets qu’elle puisait dans sa haine, reprend en suite de quelques moments de réflexion :

— Tout à l’heure, Jeanne, tu me disais, à propos de ce misérable : « Un spasme, un râle d’agonie, après quoi, le néant. C’est là une vengeance stérile… »

— Je pensais cela, je le pense encore.

— J’admets que cet homme t’épouse… et alors, je dis, comme toi tout à l’heure : Et après ?

— Aussitôt après la bénédiction nuptiale donnée, l’heure de la vengeance a sonné, mon père ; vengeance, non pas stérile, non pas prompte comme la convulsion de l’agonie, mais durable, mais féconde en tortures de tous les jours, de toutes les heures.

— Quelle est donc cette terrible vengeance ?

— Oh ! oui, terrible, parce que San-Privato sera trop passionnément épris de moi pour ne pas ressentir une jalousie féroce, et qu’il redoutera trop le ridicule et mes sarcasmes pour oser me témoigner sa jalousie. Or, doña Juana sait si elle donnera souvent à son mari des sujets sérieux de jalousie.

— Ainsi, — balbutie Delmare, — tu veux épouser cet homme, afin de… ?

— Afin de réaliser le type imaginaire de doña Juana. Serai-je assez vengée de San-Privato, de qui je porterai le nom ?

Jeane, en prononçant ces mots, relève fièrement le front et semble grandir en redressant sa taille charmante aux ondulations serpentines ; son sourire cruel, son regard brillant d’audace, sa physionomie, dont la beauté prend en ce moment un caractère implacable, frappent tellement Delmare, qu’il murmure en frémissant :

— Ah ! mes craintes se réalisent : ma fille me dépassera de bien loin dans la carrière du vice. Hélas ! je l’avais dit, cet ange déchu effrayera les démons !

Et, s’adressant à sa fille de sa voie la plus tendre :

— Jeane, m’aimes-tu ?

— Autant que fille a jamais chéri son père.

— De cet attachement, veux-tu me donner la plus grande preuve possible ?

— Parle, bon père.

— Je suis pauvre, et je te l’ai dit, aujourd’hui surtout que tu m’es rendue, je pleure ma ruine en larmes de sang. Enfin, je suis pauvre ; le nécessaire, je le possède à peine, et après moi cesse la modique pension viagère dont je vis : quinze cents francs, voilà tout. Je ne te cache rien, telle est ma position. Elle est, tu