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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/519

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pas une femme perdue, et des plus perdues dans les abîmes du vice, qui n’ait le droit, droit terrible et légitime, de reprocher sa perte à un homme.

— Et tu ne veux pas que doña Juana venge ses sœurs ? — s’écrie Jeane à la fois superbe et effrayante de haine ; — tu t’opposes à mes projets ?

— Mais ta raison s’égare, malheureuse enfant ! — reprend Charles Delmare d’un ton déchirant. — C’est à moi, ton père, moi qui t’aime comme je t’aime, moi qui redoute pour toi les périls, les hontes mortelles que tu veux braver en aveugle ; c’est à moi que tu reproches de m’opposer à ta vengeance ? Et quelle vengeance ?… Un désordre de mœurs effréné !

— Pardon, ce n’était pas toi que je répondais, mon père, mais à l’ami qui veut m’éclairer des conseils de son expérience. Tu as établi toi-même cette distinction.

— Il est vrai, et j’aurais dû t’épargner ce reproche ; mais écoute la fin de l’histoire de madame de Sauval. Repoussée de sa famille, exclue de la bonne compagnie, elle ne pouvait même compter sur l’affection sincère de ses nombreux amants, l’attachement d’un homme pour sa maîtresse se mesurant presque toujours à la considération dont elle jouit ; il ne se croit jamais engagé sérieusement envers une femme facile. Madame de Sauval, te dis-je, se vit fermer les portes des salons où elle avait passé sa vie ; ne pouvant renoncer à la bruyante animation du monde et des fêtes, elle chercha ce mouvement dans les bals publics ; à défaut d’autres relations, elle lia connaissance avec les femmes tarées qui hantaient ces lieux suspects, contracta peu à peu leurs habitudes grossières ; ses amours suivirent la même dégradation. Encore belle, jeune, riche, elle fut exploitée par des misérables ; ils abusèrent de la bonté de son caractère et la ruinèrent. Les derniers mois de sa vie ont été horribles : cette malheureuse femme s’enivrait pour s’étourdir sur la sinistre réalité ! Enfin, lasse de l’existence, elle a un jour bu plus de vin que de coutume, afin de se donner le courage du suicide… et elle s’est asphyxiée. Elle n’avait pas vingt-huit ans, cette doña Juana, entends-tu, ma fille !

— Ah ! c’est affreux, — reprend Jeane, semblant si profondément émue de ce récit que Charles Delmare, persuadé d’avoir vivement impressionné sa fille, qui garde un silence morne et pensif, reprend d’une voix de plus en plus tendre et pénétrante :

— Tu le vois, pauvre enfant, la femme, si hautement placée qu’elle soit dans le monde et qui s’abandonne à ses passions effré-