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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/54

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contre son gré, obéi à une attraction invincible, elle leva de nouveau les yeux sur Albert, et ils rencontrèrent le regard fixe et profond du jeune diplomate. Soudain, une sorte de frisson électrique donnait à Jeane (nous ne saurions mieux rendre notre pensée que par une trivialité), donnait à Jeane la chair de poule… et, pendant un instant, une secrète angoisse contractait son angélique figure ; puis, redressant le front, elle attachait de nouveau les yeux sur Albert, mais cette fois avec une expression de défi, de dédain et presque d’aversion.

Ces nuances, que nous sommes obligé d’accuser trop fortement peut-être, afin de les rendre sensibles, ces nuances presque insaisissables dans leur rapidité fulgurante, Charles Delmare, cependant, les saisit… Il était père, il idolâtrait sa fille, il la connaissait, nous le répétons, mieux qu’elle ne se connaissait elle-même et mieux que personne de la famille Dumirail ; aussi les remarques qu’il fit lui causèrent une anxiété profonde.

Enfin Maurice, toujours loyal, bienveillant, ouvert, et qui, le matin même (il n’avait pas encore, il est vrai, lu clairement son amour pour Jeane), Maurice, disons-nous, qui, le matin même, parlait affectueusement de son cousin à Charles Delmare, et qui jamais n’avait éprouvé l’ombre du sentiment de l’envie, souriait avec une jalouse amertume en admirant le charmant Parisien, et, regrets cruels, mais, hélas ! tardifs, Maurice regrettait de ne s’être point affublé d’un habillement de drap noir complet qu’il abhorrait et ne consentait à vêtir qu’aux grands jours ; de plus, il gémissait de n’avoir point emprisonné son cou dans une cravate blanche, et, remarquant la fraîcheur des gants paille sous lesquels se dessinait la main effilée de son cousin, il jetait un regard désolé sur ses brunes et robustes mains aux ongles émoussés par les travaux des champs, songeant, stérile remords ! qu’il possédait une paire de gants presque neufs en castor olive, et qu’enfin il aurait pu chausser des escarpins cirés au lieu de ses gros souliers et de ses guêtres de cuir ; aussi Maurice, attristé, écœuré, confus de la rusticité de son extérieur, n’osait lever les yeux sur Jeane.

Ces impressions multiples, causées par la présence d’Albert San-Privato, et si longuement détaillées ici, parce qu’elles ont une importance extrême au point de vue de notre récit, furent presque aussi instantanées que la pensée ; car, quelques moments après l’entrée de sa sœur et de son fils dans le salon, M. Dumirail, prenant le bras de madame San-Privato, lui dit gaiement :

— Je te sais gré de ton ébouriffante toilette et je remercie mon neveu, monsieur l’ambassadeur en herbe, d’avoir fait pour nous