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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/593

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XXVI

M. d’Otremont, rentré chez lui, attendait impatiemment l’heure du rendez-vous que lui avait donné Jeane San-Privato. Jadis fort épris de cette femme étrange, Richard conservait pour elle autant d’attachement que d’estime, en cela, du moins, que les nombreuses amours de doña Juana étaient restées pures de toute arrière-pensée de cupidité. M. d’Otremont, quoiqu’il atteignît sa quarantième année, devait encore prétendre à certains succès ; mais, dépourvu de toute fatuité, il n’attribuait pas à des causes flatteuses pour son amour-propre le rendez-vous que lui donnait madame San-Privato. Elle le savait honnête homme et discret ; elle s’était fait d’ailleurs une position tellement excentrique par la hardiesse de ses mœurs, que, pour quiconque la connaissait, une pareille visite, le soir, à un homme, pouvait n’impliquer aucune idée de galanterie. Richard attendait donc Jeane sans aucune préoccupation amoureuse, et ainsi qu’il eût attendu un ami dont il aurait été depuis longtemps séparé, se demandant seulement avec une vive curiosité quel pouvait être l’objet de l’entrevue qu’il allait avoir avec doña Juana, et la nature du service qu’elle venait solliciter de lui. Il se livrait à ses réflexions, assis au coin de la cheminée de son salon, meublé avec une exquise élégance, orné de tableaux précieux, de magnifiques vases de Sèvres et de Saxe garnis de fleurs rares, et brillamment éclairé par les bougies de grands candélabres dorés ; les rideaux de damas cramoisi se croisaient aux fenêtres, et leurs plis étoffés s’écrasaient sur un épais tapis de Smyrne.

— C’est singulier, — se disait Richard avec un sourire mélancolique, — j’attends sans le moindre battement de cœur une femme qui a été et qui doit être encore l’une des plus ravissantes femmes de Paris, et j’ai été passionnément amoureux d’elle. Il a dépendu de moi d’être heureux ; j’ai eu le courage de renoncer à cette enivrante espérance ! Je suis atrocement jaloux ; ma