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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/595

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— Madame San-Privato.

Jeane, en entrant dans le salon, ôte son chapeau et une pelisse fourrée dont elle est enveloppée. Richard est d’abord ébloui. La jeune femme lui semble encore embellie. Doña Juana venait d’atteindre sa vingt-troisième année ; sa beauté était, en effet, dans tout son lustre. Elle portait une robe montante de velours noir dont la coupe mettait en valeur la perfection de son corsage et la richesse de sa taille accomplie ; les bandeaux de ses opulents cheveux blonds, surmontés d’une épaisse double tresse, couronnaient son front d’ivoire ; son teint, légèrement avivé par le froid, était rosé, frais, transparent comme celui d’un enfant ; le vermillon de ses lèvres, l’émail éclatant de ses dents, le limpide azur de ses grands yeux aux paupières blanches et pures, sa carnation ferme, satinée, tout annonce en elle la jeunesse, la santé, la vie, la force ; et, nous l’avons dit, Richard reste d’abord frappé, ébloui du divin ensemble des beautés de doña Juana, qui lui semblent encore accrues. Cependant, après un moment d’examen, succède à la première admiration de Richard une impression d’indéfinissable tristesse. Hélas ! malgré la grâce enchanteresse de ses traits, la physionomie de doña Juana trahissait la plus morne atonie, le plus amer désenchantement. Que dirons-nous ? l’on devinait sous ce masque si jeune, si rose, si frais, si séduisant, une sorte de mort morale : l’épuisement des facultés de l’âme, l’anéantissement des sensations. Ainsi l’on voit des corps, longtemps ensevelis sous une neige glacée, conserver toutes les riantes apparences de la vie, même après que le cœur a cessé de battre ! M. d’Otremont éprouve une si profonde émotion, qu’il reste plongé dans une contemplation silencieuse. Jeane, remarquant la douloureuse surprise de Richard, lui dit d’un ton de reproche affectueux en lui tendant sa main charmante :

— Quoi !… mon ami, pas un mot, après une absence si prolongée ?

Richard prend la main que doña Juana lui tend, l’effleure courtoisement de ses lèvres et tressaille. Il lui semble qu’il baise la main glacée d’un cadavre ; mais il rougit de son puéril étonnement, en réfléchissant qu’après tout il gelait très-fort, et que la froideur des mains de la jeune femme n’avait rien que de très-explicable ; puis, la conduisant à un fauteuil placé près de la cheminée, il dit, afin de dissimuler la cause première de son silence et de son embarras :

— Vous avez les mains glacées… De grâce, approchez-vous du feu.