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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/61

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— Toi ?

— Hélas ! oui ; mais, heureusement, une pensée dont l’on reconnaît soi-même le ridicule, l’absurdité, ne peut être dangereuse, n’est-ce pas, mon ami ?

— Sans doute… Et cette pensée, quelle est-elle ?

Madame Dumirail garda pendant un moment le silence et reprit :

— Avant de répondre à ta question, permets-moi de t’en adresser une autre : Que te semble de notre neveu Albert ?

― Ma foi, c’est le plus joli garçon que l’on puisse voir ; il a des manières excellentes et du grand monde ; il est devenu tout à fait un homme depuis que nous l’avons vu ; il promettait alors déjà beaucoup… et il a tenu ce qu’il promettait. Je ne me lassais pas ce soir de l’écouter. On ne saurait avoir une conversation plus nourrie, plus intéressante et plus spirituelle. Il a tiré un excellent profit de ses voyages ; enfin, sais-tu qu’à son âge, à vingt-quatre ans, il est très-beau d’être secrétaire d’ambassade et décoré de plusieurs ordres ?

― C’est très-beau, — répondit madame Dumirail étouffant un imperceptible soupir, — et ta sœur se montre à bon droit orgueilleuse, très-orgueilleuse de son fils.

— Elle a raison. Ce garçon-là fera brillamment, rapidement son chemin. C’est bien une autre tête que celle de sa pauvre mère ! Elle est le désordre incarné, tandis qu’Albert est l’ordre personnifié, si, du moins, il n’a pas changé depuis son dernier séjour ici. Te souviens-tu… car les petites choses sont significatives… te souviens-tu combien nous étions alors frappés de voir toujours dans sa chambre chaque chose à sa place ? En un mot, il était, ainsi qu’on le dit, réglé comme un papier de musique ; il brossait et pliait lui-même ses habits, toujours enveloppés de serviettes, afin de les garantir de la poussière, et, chose rare à vingt ans, surtout si l’on songe aux exemples de folles prodigalités qu’il recevait de sa mère… il ne dépensait pas le quart de la somme qu’elle lui donnait pour ses menus plaisirs… Aussi, grâce à un pareil esprit de conduite, à sa capacité vraiment hors ligne et à ses agréments extérieurs, qui ne gâtent jamais rien, notre neveu est appelé à parcourir une magnifique carrière.

— Sans doute, et voilà justement ce qui a éveillé en moi cette pensée ridicule, absurde, dont je te parlais tout à l’heure.

— Je ne te comprends pas, chère Julie, explique-toi.

— Eh bien, j’ose à peine te l’avouer, je ne puis me défendre d’un sentiment presque pénible en comparant l’avenir de notre neveu à l’avenir de notre Maurice ; dis, mon ami, est-ce assez