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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/643

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Votre Altesse royale, est en dehors de tous les usages, peut-être même des convenances ; mais il s’agit, pour moi, et j’oserai ajouter pour vous, monseigneur, d’un intérêt tellement grave, que Votre Altesse royale daignera, je l’espère, accueillir avec indulgence la demande que j’aurai l’honneur de lui adresser. » Je prononçai ces mots d’une voix parfaitement calme, au milieu d’un silence général. Grande était la surprise causée par ma démarche inouïe ; jamais pareille demande d’audience n’avait été ainsi adressée au milieu d’une fête. Il y avait mille chances contre une pour que le prince me tournât le dos sans me répondre ; l’on s’interrogeait à voix basse pour savoir mon nom. Un aide de camp, s’informant aussitôt de moi près de l’ambassadeur, vint dire à l’oreille de son maître que j’étais la femme du premier secrétaire d’ambassade de Naples. Le prince me trouvait de plus en plus à son gré ; je n’en pouvais douter à la contraction involontaire des traits de la duchesse de Hauterive. En proie à de jaloux pressentiments, elle l’épiait d’un œil inquiet. « Je serai trop heureux, madame, de vous être agréable, me répond Son Altesse avec un galant empressement. De quoi s’agit-il, de grâce ? — J’oserai prier Votre Altesse royale de daigner m’accorder ici, ce soir même, quelques instants d’entretien. Croyez surtout, monseigneur, qu’une demande si extraordinaire m’est dictée par le sentiment d’un impérieux devoir, ajoutai-je d’un ton sérieux et pénétré en accompagnant ces mots d’une nouvelle et respectueuse révérence. — Je suis à vos ordres, madame, » me dit le prince au comble d’une surprise partagée par la foule.

— Cette surprise, Jeane, je la conçois ; quel devoir impérieux pouvait donc, en effet, te dicter cette étrange demande d’audience ?

— Quoi ! tu ne devines pas ?

— Non.

— Tu es resté naïf, Maurice, ou plutôt tu ne sais et tu ne peux savoir quelle était la fécondité de l’imagination de doña Juana, servie par la plus insolente audace qui ait jamais bronzé le front d’une jeune femme de dix-sept ans ! Donc, le prince m’ayant répondu qu’il était à mes ordres, je fais un pas vers lui en avançant imperceptiblement mon bras afin qu’il m’offre le sien. Il quitte ainsi forcément celui de la duchesse de Hauterive. Elle devient pourpre de dépit, me lance un coup d’œil furieux ; j’y réponds par un regard triomphant et par un sourire railleur. Je m’attache au bras du prince ; nous nous rendons dans un petit salon voisin, où nous restons seuls, la foule n’osant dépasser le seuil de la porte, qui d’ailleurs reste ouverte.