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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/647

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Maintenant, Maurice, ma confession touche à sa fin. Je suis entrée dans de longs détails à propos de ma première aventure, malgré le dégoût que me causait ce souvenir, parce que de cette soirée a daté ma renommée de femme à la mode. Ainsi te sont expliqués mes succès dans le monde ; à ces succès, la duchesse de Hauterive a contribué plus que personne en répétant, dans tous les salons de Paris, que je devais être le diable en personne, puisque, en un quart d’heure, j’avais ensorcelé le prince ; d’où il suivait que chacun avait le plus vif désir d’être à son tour ensorcelé.

— Et le prince, l’aimais-tu ?

— J’acquis rapidement sur lui une grande influence, dont mon orgueil fut d’abord flatté, parce que, malgré l’effronterie de mon aveu, le prince ne put me refuser une sorte d’estime ; car ses pareils rencontrent rarement un amour désintéressé ou sans quelque arrière-pensée de favoritisme. Or jamais je ne lui ai demandé pour personne la moindre faveur. Cependant, sachant par moi que mon mari n’avait d’autre fortune que ses appointements de secrétaire d’ambassade, et que, par respect de moi-même, je subvenais à mes dépenses personnelles à l’aide de ma modique dot, le prince eut un jour la sotte et insultante pensée de m’envoyer je ne sais combien de coupons de riches étoffes et une magnifique parure de perles. Je lui renvoyai ses insolents cadeaux avec un billet ainsi conçu :

« Je croyais vous avoir dit, monsieur, que, selon moi, accepter quoi que ce soit d’un mari que l’on trompe est une indignité. Cette indignité serait, à mes yeux, pire encore, si une femme recevait le moindre présent d’un amant à qui elle a été, est ou sera nécessairement infidèle. Voilà pourquoi, monsieur, je m’empresse de vous renvoyer vos impertinentes magnificences. »

— Le trait était sanglant, — murmura Maurice écrasé de honte en songeant qu’il avait, lui, vécu des dons de madame Thibaut.

Et il ajouta, afin d’échapper à cette pensée :

— Mais enfin, avant qu’il t’eût blessée dans ta dignité, aimais-tu le prince ? Je l’ai vu : il était jeune, beau, élégant, et, n’eût-il pas été prince, ses avantages extérieurs l’eussent rendu remarquable…

— Je n’ai jamais aimé que toi, Maurice.

— Ah ! Jeane, Jeane…

— Je n’ai jamais aimé que toi, te dis-je, dans la pure et noble acception de ce mot divin. Ce qui m’a perdue a été de m’opiniâtrer à vouloir remplacer ce sentiment par un idéal introuvable ;