Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tagne. Je ne sais s’il faut attribuer ce fait à l’action de l’air de plus en plus pur de ces hautes régions ; mais, à chaque pas, il me semble laisser derrière moi les dernières attaches par lesquelles je tenais encore quelque peu à la vie.

— Décidément, Maurice, tu n’éprouves aucun regret de mourir si jeune ?

— Aucun. Les choses de la vie m’apparaissent à cette heure dans un lointain si vague, qu’elles me deviennent à peine perceptibles, ainsi qu’il en est de ces collines, de ces plaines semées de villages et de bourgs que nous ne distinguons plus qu’à peine là-bas, au-dessous de nous, à une distance incommensurable. Et toi, Jeane, es-tu tranquille ?

— Oh ! mieux que cela, je suis heureuse, heureuse comme le voyageur harassé, qui oublie la fatigue, les dangers de la route, alors qu’il se voit au terme de son voyage.

— Chacun de nos pas nous rapproche du terme de ce voyage. Mais, dis-moi, Jeane, éprouves-tu aussi une espèce d’hallucination ? Moi, je la ressens depuis quelques minutes. Il n’est pas un des accidents de terrain, pas un des arbres, pas un des rochers de cette route, dont je n’aie gardé le souvenir présent, et, cependant, il me semble que nous sommes dans un pays absolument nouveau pour moi. Suis-je donc le jouet de l’un de ces mirages que, souvent, dit-on, l’approche de la mort provoque, malgré nous, dans notre esprit troublé.

— Peut-être ; car je suis aussi, en ce moment, sous l’influence d’une étrange hallucination : non que les sites que nous parcourons me semblent inconnus ; mais la nature prend à ma vue des proportions gigantesques ; tiens, les sapins du bois voisin du chalet sont, à mes yeux, aussi élevés que le pré de Tréserve, et ce pré me paraît se perdre dans les dernières profondeurs du firmament.

Maurice et Jeane, en devisant ainsi, ont dépassé le chalet et gravi la pente des prairies qui conduisent au col de Tréserve. Au delà de ces prés, l’autre versant de la montagne est coupé brusquement à pic. Une étroite corniche naturelle, serpentant au faîte de cette muraille calcaire, de douze cents pieds d’élévation, conduit à la grotte de Tréserve, chemin périlleux où, plusieurs années auparavant, San-Privato avait failli périr en entraînant avec lui Jeane à l’abîme. Vers le milieu et à l’un des détours de cet abrupt sentier, se trouve une saillie du roc surplombant le précipice d’une effrayante profondeur, et formant une sorte de plate-forme d’une surface si étroite qu’en s’y arrêtant, Jeane et