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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/701

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— Allez-vous-en.

— Geneviève, à force de chagrin, votre esprit se dérange ; vous…

— Ah ! ah ! ah !… elles me croient folles, celles-là ! sont-elles donc bêtes !… — reprend la nourrice avec un nouvel éclat de rire sinistre. — J’ai ma tête… allez ! oh ! jour de Dieu ! oui, je l’ai, ma tête, jusqu’à temps qu’on me la prenne !

— Ma mère, l’entends-tu ? murmura Josette ; — elle dit qu’on lui prendra sa tête. Elle perd la raison !

— Bonne Geneviève, — poursuit la paysanne faisant à sa fille un signe d’intelligence, — vous devez être fatiguée… nous venons…

— Allez-vous-en dans la cuisine, laissez-moi tranquille !

— Geneviève, écoutez…

— Vous en irez-vous, à la fin ? — s’écrie la nourrice d’un air menaçant en faisant un pas vers les deux femmes. — Je veux rester seule ici avec mes morts, moi !

— Mais vous ne savez plus ni ce que vous dites ni ce que vous faites, pauvre femme ! — s’écria la paysanne, — et vous…

— Si vous ne sortez pas d’ici, prenez garde ! s’écrie la nourrice.

Et, se baissant, elle saisit le couteau resté sur la pierre à aiguiser, le brandit et cause une telle frayeur à Josette et à sa mère, qu’elles sortent précipitamment du salon. Geneviève ferme la porte à double tour, va donner de nouveau un baiser sur le front du cadavre de Delmare, et lui dit :

— Demain matin, mon fieu, quand je t’aurai conduit, tes enfants et toi, jusqu’à votre fosse, quand j’aurai vu combler le trou, alors, en route pour ce beau Paris… Faubourg-Saint-Honoré, 92… Je saurai bien là où est le muscadin ; s’il n’est pas à Paris, j’irai le chercher ailleurs. Serait-il au fond de l’enfer, il faudra bien que je le déniche, le muscadin ! J’ai bon pied, bon œil, et l’argent de ma rente pour payer les frais de voyage. Qui vivra verra… Ah ! ah !… ah ! ah !…

La nourrice pousse de nouveau son éclat de rire insensé, s’agenouille devant la pierre de grès, où elle continue d’aiguiser son couteau avec une activité fébrile.