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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/84

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appointements d’attaché payé à l’ambassade de Naples, en Russie, me suffisaient, et, depuis, j’ai continué de me suffire à moi-même ; je suis de tous points, vous le savez, ma mère, ce que vulgairement on appelle un garçon rangé, très-soigneux de ses petites affaires ; aussi élégant que personne, et dépensant moins que personne ; je sais m’ingénier, conserver, ne point gaspiller ; je pousse à l’égal de mon horreur du ridicule ma sainte horreur des dettes. Elles vous tiennent dans une dépendance abjecte, et toujours vient l’heure où les plus altiers courbent un front piteux devant leurs créanciers ; en outre, c’est rarement pour soi-même que l’on s’endette ; ainsi vous êtes tombée dans un abîme de difficultés pécuniaires inextricables ; vous vous êtes obstinée, par orgueil mal entendu, à donner des dîners, des soirées à des gens qui ne vous offriraient point un verre d’eau et se moqueront de vous, lorsque, ainsi que je le prévois, vous serez absolument ruinée. Alors je vous prouverai de nouveau mon attachement filial, non par des effusions de tendresse hors de mes habitudes, mais par des faits, en vous mettant à l’abri du besoin, selon le devoir d’un bon fils et d’un homme qui se respecte.

— Mon Dieu ! — s’écria madame San-Privato, ne pouvant s’habituer au flegme de son fils, — tes paroles devraient réjouir mon cœur, et elles le glacent… Tiens, Albert, j’aimerais cent fois mieux te voir dissipé, joueur, céder enfin aux entraînements de la jeunesse… me bouder, me brusquer même parfois, que de te voir ainsi froid, maître de toi.

― J’entends… ― reprit Albert avec un sourire sardonique, — vous regrettez que je n’aie pas mauvaise tête et bon cœur, comme un sous-lieutenant d’opéra-comique.

— Toujours cette impitoyable raillerie à froid.

— Voulez-vous que je prenne au sérieux votre étrange regret ? Sachez donc qu’après avoir dissipé mon bien et le vôtre dans la fainéantise, et désormais sans carrière, sans avenir, poussé au mal par la misère, je serais peut-être devenu escroc, voleur ou pis encore !

— Albert… ah ! Albert !

— Je dis voleur ou pis encore, reprit San-Privato imperturbable, et jetant sur sa mère un regard dont la profondeur l’effraya — Croyez-vous donc que je sois devenu de prime-saut ce garçon rangé, ordonné que je suis, s’imposant des privations relatives ? Ah ! vous ignorez quelles luttes j’ai encore parfois à soutenir contre moi-même ! vertu ou calcul, peu importe ! pour refréner, pour dompter des entraînements qui me jetteraient hors de la voie que