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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 13.djvu/120

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science de ma flétrissure. Au lieu de me reconduire auprès de ma famille, l’entremetteuse me mena et me laissa dans une maison très-isolée, située à peu de distance de Versailles. Des murailles élevées entouraient le vaste jardin de cette maison ; l’on n’y pénétrait que par une porte toujours soigneusement gardée ; toute évasion devenait presque impossible. J’eus pour compagnes dans cette demeure quelques jeunes filles. La plus jeune avait à peu près mon âge, et la plus âgée vingt ans. Des grands seigneurs, des prélats, des financiers hantaient ce lieu ; ils venaient y souper avec nous ; ces repas se terminaient en orgies. Mes compagnes, précoces victimes, ainsi que moi, des débauches royales, m’éclairèrent peu à peu sur l’étendue de mon opprobre. D’abord j’en éprouvai une honte désespérée ; puis, l’habitude du vice, la contagion de l’exemple, l’influence du milieu corrompu où je vivais, étouffèrent en moi les sentiments honnêtes de ma première éducation. Je n’aurais d’ailleurs, à cette époque, osé retourner dans ma famille. J’atteignis ma seizième année sans être sortie de cette maison infâme. La réflexion, les chagrins avaient mûri ma raison. Alors commença de se joindre à la conscience de ma dégradation, une haine incurable contre le roi et ceux qui, après lui, m’avaient plongée plus avant encore dans la fange de la corruption. J’assistais journellement aux orgies des gens de cour, d’église et de finances ; ils ne supposaient pas des créatures de notre espèce capables d’attacher la moindre importance aux paroles qu’ils prononçaient devant nous ; ils témoignaient, sans contrainte, leur insolent dédain et leur aversion du peuple. Vers cette époque, quelques émeutes, causées par la cherté des vivres, avaient été dissipées à coups de fusil : nos commensaux regrettaient que la répression n’eût pas été plus impitoyable encore, disant (je n’oublierai jamais ces mots) : Ces incendies-là ne s’éteignent que sous des flots de sang ! — Ainsi se développait en moi, fille du peuple, une sourde et inextinguible ardeur de vengeance. Louis XV était mort ; mais je poursuivais de mon exécra-