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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/180

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long de l’énorme tronc d’arbre au pied duquel je m’étais jeté. À l’abri de sa grosseur et de son ombre, le cou tendu, l’œil et l’oreille au guet, je prends mon long couteau de forestier entre mes dents et j’attends... Après quelques minutes d’une angoisse mortelle, car le daim pouvait m’éventer ou sortir du fourré hors de ma portée, je l’entends se rapprocher, puis s’arrêter un instant tout proche et derrière l’arbre auquel je m’adossais et qui me cachait aux yeux de l’animal ; je ne pouvais non plus l’apercevoir ; mais à six pieds de mon embuscade, à ma droite, je voyais, dessinée en noir sur la neige, rendue éblouissante par la clarté lunaire, je voyais l’ombre du daim et de la haute ramure qui couronnait sa tête... Suspendant ma respiration, je reste immobile tant que l’ombre reste immobile ; au bout d’un instant l’ombre s’avance de mon côté, d’un bond je m’élance et je saisis l’animal par ses bois ; il était de grande taille, il se débat vigoureusement, mais je me cramponne de la main gauche à sa ramure, et je lui plonge de la main droite mon couteau dans la gorge ; il roule sur moi, expire, je colle ma bouche à sa blessure et je pompe le sang qui en coulait à flots.

Ce sang vivifiant me réconforta ; car moi, je n’avais rien mangé le soir dans notre cabane...

Après quelques moments de repos, je liai les deux pieds de derrière du daim avec une branche flexible, et le traînant, non sans peine à cause de sa pesanteur ; j’arrivai avec ma proie à notre demeure de la Fontaine-aux-Biches. Ma famille se trouvait ainsi pour longtemps à l’abri de la faim, ce daim devait nous fournir près de trois cents livres de chair qui, soigneusement dépecée et fumée à la façon des forestiers, pouvait se conserver plusieurs mois.

Maintenant il me reste à faire un horrible aveu que mon fils, sa femme et ses enfants n’apprendront qu’après ma mort, lorsqu’ils liront ces lignes. À côté de la fosse où je portai le corps de Julyan, se trouvait un amas de bois sec destiné à être réduit en charbon par les bûcherons, je me suis dit ceci : « — Hier, l’abominable nourri-