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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/267

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sur un vaisseau commerçant venant d’Abbeville ; arrivé dans cette cité, notre aïeul s’est livré à un modeste trafic ; plus tard, mon père est allé s’établir dans cette même province de Picardie, à Laôn, où mon frère aîné Gildas exerce encore le métier de maître corroyeur. En venant par mer, d’Abbeville à Nantes, trafiquer des objets de notre commerce, fabriqués à Laôn, j’ai connu ta mère... fille du marchand auquel j’étais adressé. Je l’ai passionnément aimée. Ses parents ne voulurent pas se séparer d’elle, et les miens, à grand regret, consentirent à notre union, qui m’éloignait pour jamais d’eux car, hélas ! je ne les ai jamais revus... Je me suis enrichi en m’associant au négoce du père de ta mère. Lorsque je l’ai perdue, tu étais encore enfant ; sa mort fut le plus grand chagrin de ma vie ; mais tu me restais, toi ! tu grandissais en grâce, en beauté ; enfin, tout me souriait... j’étais heureux, et voilà qu’aujourd’hui, en nous rendant aux vœux de ton aïeule... — Puis s’interrompant, Bezenecq-le-Riche s’écria désespéré : — Oh ! c’est affreux ! — Et il reprit avec amertume : — Peut-être aussi est-ce une juste punition !

— Une punition !... et quel mal avons-nous jamais fait à personne... mon bon père ?

— Toi !... innocente enfant !... Ah ! Dieu me garde de t’accuser.

— Mais vous, de quoi vous accusez-vous ?

— Ah ! — reprit le bourgeois de Nantes en soupirant, — mon bonheur m’a fait oublier le malheur de nos frères !


— Que dites-vous ?

— Isoline... ces millions de serfs, de vilains qui peuplent les terres des seigneurs et du clergé... Ces malheureux serfs, chaque jour mourant d’épuisement, de misère, et dont les cadavres pendent aux fourches patibulaires ; ces malheureux sont comme nous de race gauloise ! et pour quelques citadins vivant parfois à peu près tranquilles dans les cités, lorsqu’ils ont par hasard, ainsi que nous autres habitants de Nantes, pour seigneur un évêque assez bon-