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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/300

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liberté ? l’âne du moulin tournant sa meule et piétinant de l’aube au soir dans le même circuit ne fait-il pas autant de chemin que le cerf errant à son gré dans les bois ? Ô mes amis ! ne vaut-il pas mieux, au lieu de piétiner sans cesse comme l’âne du moulin cette terre seigneuriale où vous êtes enchaînés, marcher à l’aventure, libres, joyeux comme cerf en forêt ! et voir chaque jour des pays nouveaux ?

— Si, si, — reprit Trousse-Lard convaincu par ces paroles ; — mieux vaut être le cerf des bois que l’âne du moulin. Que fait la longueur de la route ! partons en Palestine !

— Oui, partons en Palestine ! — crièrent plusieurs autres habitants du village. — En route ! en route !

— Mes amis, prenez garde ! — dit à son tour le vieux Martin-l’Avisé en hochant la tête ; — l’âne du moulin reçoit du moins le soir à l’étable sa maigre pitance. Les cerfs des forêts ne s’en vont point paître en grand’bande, aussi trouvent-ils leur suffisance dans les bois ; mais si vous partez avec cette grosse troupe, et que chemin faisant toujours elle augmente ? vous finirez par être des mille et des milliers de mille en arrivant à Jérusalem ! Qui donc, mes amis, vous nourrira ? qui donc vous logera durant la route ?

— Et qui loge et nourrit les oiseaux du bon Dieu ? hommes de peu de foi ! — s’écria Coucou-Piètre. — Est-ce que les oiseaux emportent avec eux des provisions ? Est-ce qu’ils ne picorent pas les moissons du chemin, nichant chaque soir sous le chaume des maisons où ils s’abattent ?

— Foi de Nargue-Gibet ! vous pouvez croire ce saint homme ! — s’écria Corentin ; — aussi vrai que Perrette, ma ribaude, a la mine égrillarde, notre route, depuis Angers jusqu’ici, n’a été qu’une longue picorée pour nous autres gros oiseaux à deux pattes. Quelles ripailles ! poulets et pigeons ! jambons et saucissons ! porcs et moutons ! tonnes de vin, tonnes d’hydromel ! par mon ventre et mon gosier ! nous avons fait rafle de tout sur notre passage, ne laissant derrière nous qu’os à ronger, tonnes à égoutter !