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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/78

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Donc, Rolf achevait son festin, il semblait en belle humeur ; ivre à demi de vieux vin des Gaules, et se prélassant dans le siège à dossier de l’abbé ; il venait de faire asseoir une femme sur chacun de ses genoux : l’une était sœur Agnès, la nonne, complice de l’entrée des vierges-aux-boucliers dans l’abbaye ; l’autre était une jeune serve d’une jolie figure, mais à peine vêtue de haillons comme ses pauvres compagnes. Remarquant cette fille et la nonne en traversant l’une des cours de l’abbaye, encombrée d’une foule éperdue de terreur, Rolf les avait prises gaillardement toutes deux sous le bras, et les avaient emmenées avec lui. Assis sur le plancher, sur des meubles ou sur le lit de l’abbé qui, frappé d’un coup de sang, était mort de frayeur, d’autres pirates riaient, mangeaient, chantaient, buvaient ; sœur Agnès, en fille résolue, trempait souvent ses lèvres dans la coupe de Rolf, ou lui tirait gaiement la moustache, tandis que, plus craintive, la pauvre serve baissant la tête, jetait à la dérobée des regards inquiets sur cet homme redoutable. Gaëlo, de retour de sa visite à la belle Shigne, et rassuré sur sa vie, revint accompagné d’Eidiol, de Rustique, de leurs nautonniers, et entra dans la salle où se trouvait Rolf, tenant toujours sur ses genoux la serve et la nonne, qu’il venait de bruyamment baiser sur le cou.

— Maître Eidiol, — dit tout bas Rustique-le-Gai, — m’est avis que ce vieux endiablé remplit fort convenablement le rôle de l’abbé ; le saint homme n’aurait pas plus plantureusement embrassé ces filles !

— Les prêtres d’ici vous retenaient donc prisonniers ? — dit Rolf aux mariniers en essuyant du revers de sa main son épaisse moustache encore trempée de vin ; — vous devez être avec nous, contre les rats d’église et les faucons des châteaux !

— Rolf, nous autres brochets de rivière, nous pouvons échapper aux rats et aux faucons, — répondit Eidiol ; — cependant nous aimons fort à voir les faucons percés d’une flèche et les rats écrasés dans le piége.