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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/108

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jeanne, souriant à demi. — Dans une langue meilleure que la vôtre, messire[1]

Cette plaisante et fine repartie fait éclater de rire les partisans de Jeanne, hilarité partagée par plusieurs membres du tribunal ; ils commencent à penser que, malgré la bassesse de sa condition, la gardeuse de bétail n’est point une créature vulgaire. Quelques-uns voient en elle une inspirée ; d’autres, moins crédules, se disent que, grâce à sa beauté, à son esprit, à sa vaillante résolution, elle pourrait, en l’état désespéré des choses, devenir un instrument précieux pour la guerre ; enfin, ils songent que déclarer Jeanne possédée du démon, et repousser ainsi l’aide inattendu qu’elle apporte au roi, serait les exposer à de graves reproches de la part des partisans de Jeanne témoins de son interrogatoire, reproches bientôt accueillis, répétés par la clameur publique. L’évêque de Chartres, complice de La Trémouille et de Gaucourt, pénètre facilement les dispositions du tribunal, et, de plus en plus courroucé, s’écrie, s’adressant à ceux qui l’assistent comme juges : — Messires, les saints canons nous défendent d’ajouter foi aux paroles de cette fille ; et les saints canons sont notre livre à nous !

jeanne, redressant fièrement la tête. — Et moi, je vous dis que le livre du Seigneur qui m’inspire vaut mieux que les vôtres ! et dans ce livre-là, nul prêtre, si savant qu’il soit, ne saurait lire !…

maître éraut. — La religion défend aux femmes de porter des habits d’homme, sous peine de péché mortel ; pourquoi les avez-vous revêtus ?

jeanne. — Il me faut bien prendre des habits d’homme, puisque je dois guerroyer avec des hommes jusqu’à la fin de ma mission ; ils n’auront ainsi aucune mauvaise pensée contre moi.


maître françois ganivel. — Ainsi, vous, une femme, vous ne craindrez pas de répandre le sang, en bataillant ? 


  1. Procès de réhab., t. II., p. 75. Cette étonnante réplique est textuelle, ainsi que le reste de l’interrogatoire.