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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/11

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— Merci du pain que vous m’avez donné… — dis-je à cet homme en me levant, — si je puis un jour… je vous le rendrai…

— Tu t’en vas ?

— Oui…

— Voyons, écoute donc… que diable !…

— C’est inutile…

— Où coucheras-tu cette nuit ?

— J’espère ce soir gagner quelques sous à la sortie des spectacles.

— Oh !… oh !… — dit le cul-de-jatte en paraissant réfléchir à ce que je venais de lui dire, — tu connais déjà les bons endroits… Allons… tu me refuses… ça m’est égal… tôt ou tard je te repincerai… Oui, c’est moi qui te le dis : je t’attends.

Malgré moi je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant avec quel accent profondément convaincu le misérable prononça ces mots :

Je t’attends

Je me hâtai de le quitter, et il me cria :

— Au revoir !

Sans posséder une grande expérience, Je comprenais, malgré les réticences du cul-de-jatte, que, frappé du courage, de la vigueur et de l’énergie presque féroce dont il m’avait vu le matin donner des preuves à mes concurrents du débarcadère, ce misérable espérait exploiter mon dénûment et mon désespoir pour me faire l’instrument de quelque criminelle tentative, se croyant suffisamment rassuré, ainsi qu’il le disait, sur ma moralité, par le fait même de mon ancienne intimité avec Bamboche, de qui je voulais me rapprocher, bien que sa vie hasardeuse me fût connue.

Je me révoltai d’abord à la seule pensée, non pas de devenir le complice du cul-de-jatte, une telle pensée ne me tombait pas sous le sens, mais d’avoir désormais le moindre rapprochement avec lui… Puis à cette résolution sincère succéda une réflexion pleine de terreur… en songeant à la honteuse concession que la faim m’avait déjà arrachée.

— Hélas ! — pensai-je, — n’aurais-je pas repoussé avec l’indignation d’un honnête homme, celui-là qui m’aurait dit qu’un jour… je marcherais côte à côte, bras dessus, bras dessous, avec ce bandit ca-