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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/169

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chant, j’eus des ennemis, je les bravais ; mais des amis, jamais : je vécus seul, confit dans mon fiel. Car j’en ai fait… le diable le sait, et il y avait de quoi. Tu comprends, Martin, ce que j’étais devenu à l’âge de seize ans, surtout si tu joins à tous mes mauvais ressentiments ma cruelle incertitude sur votre sort à tous deux, et la violence de mon amour pour Basquine, poussé parfois jusqu’au vertige, car entre ces quatre murs de prison, l’éloignement et mes souvenirs rendaient ma passion encore plus ardente qu’avant notre séparation. Je sortis de prison, bronzé au mal, noué moralement, comme un arbre tordu par le vent.

— Je m’explique maintenant, — dis-je à Bamboche, — l’effroi que la prison inspirait à Claude Gérard. — « Te faire mettre en prison, malheureux enfant, — me disait-il, lorsqu’il m’eut arrêté lors de notre vol, — c’est te perdre, c’est te dépraver à jamais. »

— Claude Gérard avait raison cette fois, comme tant d’autres, — reprit Bamboche ; — le mauvais pli était pris, et bien pris ; en sortant de prison, où j’étais devenu assez bon ouvrier serrurier, je fus tout de suite recommandé à un patron. Ma ligne ainsi tracée, j’avais un gagne-pain et l’intelligence ouverte par l’instruction. Avec ça je pouvais crever de misère, comme tant d’autres… mais j’avais du moins une chance. Il était trop tard : la vie de prison m’avait achevé complétement, le travail m’était insupportable, tous mes appétits, comprimés pendant si longtemps, faisaient rage. J’entrai néanmoins chez un maître serrurier ; il avait une sœur, une veuve de trente-six ans, coquette, avenante et riche d’une soixantaine de mille francs. Si je travaillais peu à la boutique, je faisais en revanche le beau parleur, je chantais des chansons joyeuses, souvenirs de notre pitre et de la Levrasse, sans compter les grimaces et les tours d’équilibre ; grâce à ces belles séductions, je tournai la tête de la veuve : un beau jour, je l’enlevai ; je jetai ma blouse aux orties et nous vécûmes en riches bourgeois. Ça ne m’empêchait pas de ne songer qu’à Basquine et à toi. Entreprendre un voyage à votre recherche, c’était mon idée fixe ; mais il fallait du temps, de l’argent, et la veuve gardait la bourse. Tout cela est ignoble, mon brave Martin, j’aurais pu gagner mes cinquante sous ou trois francs en travaillant comme un nègre, mais j’avais eu