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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/272

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maître, je me retirai chez moi, résolu à passer une partie de la nuit à étudier l’allemand ; le docteur avait accueilli avec une extrême bienveillance mon désir de savoir cette langue, m’assurant qu’il était lui-même intéressé à ce que je l’apprisse, car alors, disait-il, je pourrais lui être d’une grande utilité pour sa correspondance avec les savants étrangers. Un professeur était venu, il m’avait déjà donné deux leçons ; et grâce à mon ardent désir de m’instruire, je pouvais déjà continuer d’étudier seul à l’aide de la grammaire.

Je me mis au travail.

La nuit était orageuse, la pluie fouettait mes vitres : dans ce vieux quartier solitaire aucun bruit ne dominait les mugissements du vent, dont la violence agitait parfois les volets intérieurs de ma fenêtre.

Un bon feu brûlait dans ma petite cheminée, je me sentais pour longtemps dans une maison hospitalière et calme. L’étude me charmait, aussi éprouvais-je un bien-être d’autant plus profond que je me plaisais avec une sorte de satisfaction mélancolique à me rappeler mes plus mauvais jours… jours affreux où j’avais si cruellement souffert de la misère, du froid, de la faim, et où, dans mon désespoir, cédant aux obsessions du cul-de-jatte, j’avais effleuré un abîme d’infamie… enfin, souvenir effrayant, cette nuit d’hiver où, trop las de souffrir et me couchant au fond de la cave d’une maison à demi construite, j’attendis la mort que je ne voulais pas me donner.

En comparant mon sort présent à ce sinistre passé, il me montait au cœur comme des bouffées de gratitude et d’attendrissement ineffables ; j’éprouvais un bonheur inouï à songer que, sans les austères enseignements de Claude Gérard, renforcés de mon culte religieux pour Régina, j’aurais failli… comme tant d’autres pauvres abandonnés.

Il devait être environ minuit lorsque, vaincu par le sommeil, je me couchai, après avoir éteint ma lumière et fermé hermétiquement mes rideaux ; je m’endormis pour ainsi dire bercé par le bruit de la tourmente qui mugissait au dehors ; ma dernière pensée fut une pensée de commisération profonde pour ceux-là qui, pendant cette nuit orageuse, se trouvaient sans asile… comme je m’y étais trouvé moi-même.