Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/142

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— Non… pas de paroles… — s’écria brusquement Bamboche en l’interrompant, — un air… seulement… l’air que tu voudras… mais sans paroles.

— J’aime mieux cela aussi… dit Basquine, — je ne sais pas pourquoi je m’aperçois que les paroles… me gênent

Ainsi que Bamboche, j’avais été, pour la première fois, douloureusement révolté en entendant cette voix d’ange, dont l’accent mélancolique et doux ne m’avait jamais semblé plus enchanteur, dire ces premières paroles d’une chanson ignoble… Basquine avait éprouvé le même sentiment de dégoût et de honte, puisqu’elle avait dit, la pauvre créature, que, ce soir-là, sans savoir pourquoi, les paroles la gênaient.

Par quel phénomène éprouvions-nous, tous trois, cette délicatesse subite, Basquine, habituée à chanter effrontément des obscénités, nous, à les entendre ?

Je ne pouvais alors me rendre compte de cette étrangeté ; mais, à cette heure, plus expérimenté, il me semble voir dans la manifestation de cette délicatesse soudaine, ainsi que dans l’amélioration de nos sentiments, dues sans doute à la salutaire influence de la solitude et d’un travail attrayant, une preuve nouvelle que la corruption la plus incarnée ou la plus précoce n’est jamais incurable. Non ! non ! dans certains milieux donnés, elle cède à des aspirations involontaires vers le bien, vers le juste, vers le beau, moments divins où l’âme déchue tend à remonter vers la sphère dont elle est tombée ; moments précieux… mais, hélas ! fugitifs, où toute réhabilitation est encore possible.

Sur l’invitation de Bamboche, Basquine se mit d’abord à chanter, sans paroles, l’air de mon ami Vincent… mais elle le chanta sur une mesure lente et triste qui, dénaturant le caractère commun de ce flon-flon, lui donnait un accent singulièrement mélancolique.

Puis, ainsi qu’un oiseau s’élance vers le ciel après avoir quelque temps rasé la terre… Basquine, s’animant peu à peu, parvint, grâce à des transitions d’un art aussi instinctif que merveilleux, à fondre ce premier thème dans une improvisation ravissante de douceur et de mélancolie.