Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/15

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« — Que savez-vous faire ? à quoi êtes-vous bon ?

« Ma réponse aussi bien souvent répétée fut celle-ci :

« — J’ai eu le second prix d’honneur, je sais très-bien le latin et le grec.

« — Alors montrez le latin et le grec, — me répondit très-sensément l’hôtelier.

« — À qui ?

« — Mon digne jeune homme, je n’en sais rien ; cherchez… je m’occupe de mon garni, et non de trouver des élèves.

« Chercher… c’était facile à dire : où cela ? pouvais-je chercher, et surtout trouver, avec mon manque complet de connaissance du monde et d’entre-gens ? Le conseil ressemblait à une mauvaise plaisanterie ; je ne pouvais demander au premier venu s’il voulait mes services.

« Je fis pourtant quelques tentatives, et m’adressai entre autres à deux étudiants de mes voisins : l’un me donna sa parole d’honneur la plus sacrée qu’il me chargerait de montrer le grec au premier enfant mâle qu’il aurait de son étudiante ; l’autre me répondit qu’en fait de langues anciennes, il n’estimait que la savate et le culottage des pipes.

« Honteux et craintif, je n’eus pas le courage d’affronter de nouvelles plaisanteries, de nouveaux mécomptes, et je retombai dans une apathie pareille à celle où j’avais végété pendant les quinze jours de grâce passés chez le successeur de M. Raymond.

« Les quinze jours m’avaient paru ne jamais devoir finir. Je crus aussi à l’éternité de mes 720 fr. : illusion malheureusement entretenue par la précaution que j’avais prise de prier le maître de mon garni, de se payer de ma nourriture et de mon logement sur la somme dont il était dépositaire. Cette candeur, rare dans le quartier latin, toucha ce bonhomme, à ce point qu’il me fit faire trop bonne chère à mes risques et périls.

« Le temps s’écoulait. Je sortais peu ; plongé dans un engourdissement inerte, je n’avais qu’un but : détourner ma pensée de l’a-