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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/124

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gardé un vague souvenir de cette soirée d’ivresse, car, sans oser me démentir, il s’écria, comme écrasé de honte :

— Tais-toi… je te défends de prononcer ce nom…

— Tiens ? et pourquoi donc ça, mon vieux ? Un nom que, tu t’amuses à écrire sur la table d’un cabaret… et que même ce soir-là un ivrogne l’a épelé… ce nom… avec des hoquets à faire trembler… R et E… ça fait RE… qu’il disait en faisant le balancier, G et I… ça fait GI…

— Malheureux ! — s’écria le prince hors de lui, — mais tu veux donc que…

— Ah ! si tu cries, mon vieux, — lui dis-je en l’interrompant, — je crie aussi fort que toi, moi : mais ton nom… ohé ! les Titis ! les…

— Mais c’est l’enfer que cet homme !… quel est-il donc ? — murmura le prince, en tâchant encore de reconnaître mes traits. Voyant la vanité de sa tentative, il dit avec un soupir :

— Impossible… impossible… cette voix ? cet accent ?… je m’y perds.

— C’est drôle, tout de même, que tu ne me reconnaisses pas, mon vieux… Voyons donc si une autre chose me rappellera mieux à toi… Te souviens-tu d’une fameuse nuit passée ensemble… dans un… (et je lui dis le mot à voix basse) de la barrière des Paillassons ? Il y avait avec nous un chiffonnier qui nous faisait crever de rire avec ses histoires… et des femmes, mais des femmes ficelées… Il yen avait une surtout… une grosse blonde… en bonnet de police (un legs d’un invalide), qui avait l’air de te flamber les yeux ; tu te rappelles, on l’appelait la Loque, à cause de sa tenue. Tu en raffolais si fort que, dans ton raffolement, tu lui donnais ce nom que tu avais écrit un jour sur la table du cabaret… et il lui est, pardieu ! resté !… à cette fille ; mon Dieu, oui… dans l’établissement, on ne l’appelle plus la Loque, on l’appelle Régina.

J’avais frappé un coup terrible, mais juste et nécessaire.

Pour la première fois, j’en suis certain, le prince avait enfin conscience de l’ignominie de ses fréquentations et des indignes conséquences qu’elles devaient avoir ; car, ce dernier trait sous lequel je le laissai un instant anéanti, éperdu, était, sinon vrai, du moins tellement vraisemblable, qu’à l’expression d’angoisse et d’horrible honte que trahit la figure du prince, il me sembla qu’il se disait :

— « Ai-je donc pu, dans mon ivresse, prostituer ainsi dans un lieu infâme le nom de la femme qui porte aujourd’hui mon nom ? Pourquoi pas ? j’ai bien écrit Régina sur la table d’un cabaret ! »